La Réserve : Livraison du 1er décembre 2015
L’Autre Livre : Cyrano et les modèles allégoriques
Initialement paru dans : B. Parmentier dir., Lectures de Cyrano de Bergerac, Presses Universitaires de Rennes, p. 165-185
Texte intégral
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2 Nous intitulerons ainsi les deux œuvres que sont d’une part L’Autre Monde o...
1La vie est un songe : ce topos de la réflexion morale s’inscrit au XVIIe siècle dans une problématique du doute qui innerve les philosophies de la connaissance, de Descartes à son grand controversiste Gassendi. Il nous permettra surtout ici d’introduire avec prudence et même réticence la question de l’écriture allégorique dans L’Autre Monde2.
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3 Voir par exemple Le Soleil, op. cit., pp. 302-321 : « J’étais au milieu d’u...
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4 Sur l’évolution du concept de rêverie, de la pathologie à la méditation phi...
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5 Le passage par la mort est une hypothèse plusieurs fois abordée, sans qu’el...
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6 Voir La Lune, op. cit., p. 9 et Le Soleil, ibid., p. 215.
2D’abord parce que le sens littéral de la fiction nous fait constamment hésiter entre rêve et « réalité » (en particulier dans Le Soleil, où les grandes articulations sont rythmées par des parenthèses de sommeil dont les réveils peuvent aussi bien être des rêves d’éveil3), entre « rêverie » et rationalité4, et au-delà, entre la vie et la mort5 : invitation au voyage dans un autre monde, donc, qu’il s’agisse du monde de l’Au-delà ou du monde de l’imaginaire. Appelés à ne pas pouvoir sortir du doute quant à l’(in)actualité des aventures narrées, nous en sommes réduits à nous contenter de l’interpellation que Cyrano par deux fois nous adresse : « Pourquoi non ? »6
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7 Contentons-nous ici de rappeler le grand modèle du songe allégorique, Le So...
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8 Sur l’agrément et l’enjouement comme finalités (et motivations) du texte mi...
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9 Fragment de Physique, référence donnée supra, note 1.
3Il y a un doute sur la fiction –fiction d’aventures ou fiction de rêves : cette fable est un songe - même si nous ne pouvons nous persuader, comme dans la citation initiale, « d’être toujours trompés ». Le songe, dans la tradition de la Renaissance et du XVIIe siècle, est intimement lié à la mise en œuvre d’une écriture allégorique, nous y reviendrons7 : l’hypothèse indécidable du songe allégorisera alors pour nous l’aventure lectoriale qui nous attend à l’orée du texte. A l’instar du narrateur en effet, le lecteur est amené à parcourir un espace poétique indécis, errant entre l’être du texte et ses au-delà, entre la tissure de fictions offerte au divertissement8 et les univers de sens qu’elle est susceptible d’allégoriser. Y a-t-il un autre Livre sous L’Autre Monde ? « La solution de ce doute, absolument parlant, [est] impossible »9 : jamais la leçon du Fragment de Physique n’aura été autant d’actualité.
1. Écrire, lire l’allégorie : quelques rudiments d’herméneutique
4Qu’est-ce qu’une allégorie ? Sans entrer dans une analyse qui excéderait à la fois les besoins des agrégatifs et nos propres compétences, nous nous contenterons de présenter quelques rudiments d’herméneutique classique, afin d’étudier la pertinence et les limites de ce concept dans le fonctionnement de L’Autre Monde.
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10 L’allégorie en rhétorique se décline sous plusieurs formes : leçon déguisé...
5L’allégorie n’est pas qu’une figure de rhétorique selon laquelle, au nom de critères pédagogiques, esthétiques, ou stratégiques, l’expression prendrait le voile de la fiction10. L’allégorie engage aussi les procédures de signification : elle voit dans la fable autre chose que du fabuleux, elle lui octroie une profondeur (une épaisseur) symbolique féconde – que la symbolique en question soit morale, politique, métaphysique, alchimique, théologique ou autre. L’allégorie relève d’une culture de l’interprétation ; et il nous faut alors ajouter qu’au XVIIe siècle, l’interprétation des littératures profanes (et plus spécifiquement, nous y reviendrons, de la Fable mythologique) s’aligne sur le modèle tout à fait dominant de l’exégèse, c’est-à-dire de l’interprétation chrétienne de la Bible.
1.1. Les quatre sens
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11 Voir J. Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin,1970.
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12 Il s’agit là de l’exemple canonique tel qu’on le trouve exposé, par exempl...
6Pour reprendre les grandes distinctions que l’étude classique de Jean Pépin a retrouvé dans les pratiques d’une autre époque tournée vers l’interprétation, le Moyen-Âge chrétien11, il existe une véritable technique d’interprétation de l’Écriture, sans cesse raffinée d’Origène à Augustin et à Thomas d’Aquin. Soit la formule du Psaume CXIII « In exitu Israel de Aegypto », « Israël dans sa sortie d’Égypte »12. L’interprète peut construire à partir de là quatre sens :
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1. le sens littéral : Israël sortant d’Égypte, c’est-à-dire lorsque les Israélites se sont libérés de l’esclavage dans lequel les tenait Pharaon, à un moment historique précis de l’histoire des dynasties ;
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2. le sens allégorique : Israël sortant d’Égypte, autrement dit le peuple des chrétiens sortant, par exemple, des ténèbres de l’infidélité ; un sens typologique peut lui être ajouté, en tant qu’« allegoria in factis » et non pas seulement « in verbis », c’est-à-dire en tant que le renvoi allégorique s’opère entre deux faits ou deux personnes, et non entre deux énoncés - la sortie d’Égypte dans l’Ancien Testament préfigurant un moment de la destinée du Christ, en particulier le triomphe ultime contre la mort ;
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3. le sens moral ou tropologique concerne l’application morale du texte : la sortie d’Égypte, l’homme l’effectue chaque fois qu’il tourne le dos au péché et convertit ses mœurs à la vertu ;
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4. enfin le sens anagogique, selon lequel l’énoncé biblique signifie les mystères du dogme : en l’occurrence, la sortie d’Égypte peut renvoyer au mystère de la mort, quand l’âme sainte sort du corps et des ténèbres pour accéder à la vision de Dieu.
7Comme on le voit, l’ensemble forme un protocole herméneutique complet, du sens littéral (en l’occurrence le sens historique) aux sens spirituels (ou mystiques), eux-mêmes spécifiés en trois niveaux différents d’interprétation. L’échelle des quatre sens, réductible en gradation à deux niveaux (la lettre et l’esprit) forme ainsi le schéma d’un habitus lectorial fondamental, un art de l’interprétation, souvent mis en œuvre à la Renaissance et encore au XVIIe siècle dans la réception des lettres profanes.
8Pour en donner un exemple qui nous rapprochera de Cyrano et jettera, à n’en pas douter, un trouble supplémentaire sur une notion qui n’en avait pas besoin, voici ce que Charles Dassoucy, poète « libertin » longtemps proche de Cyrano, a pu écrire concernant son usage du burlesque :
13 Charles Dassoucy, Les Aventures d’Italie (éd. de 1677), ch. IX, cité par J...
[…] tout est bon dans le burlesque, pourvu qu’il soit bien mis en œuvre, et qu’il soit bien appliqué ; […] il faut […] qu’il soit concis, figuré, et encore mystique, s’il est possible, comme on peut voir dans tous mes ouvrages burlesques, où le sens caché vaut souvent mieux le sens littéral. En voici un exemple dans cette description que je fais du Chaos […]. Il est certain que la moitié du monde qui a lu ces vers n’a pas pénétré dans ma pensée ; aussi ce n’est pas pour tout le monde que j’écris ainsi, mais seulement pour ceux qui ont assez de finesse pour me déchiffrer.13
9Le geste herméneutique peut partout s’appliquer, jusqu’à vouloir doter l’énoncé burlesque d’un sens « mystique » (et caché) : dans l’univers instable de Cyrano, le tourment interprétatif ne connaîtra pas de limites.
10Deux questions peuvent alors être soulevées à partir de ce modèle de lecture interprétative : d’une part, les relations entre sens littéral et sens spirituels, et d’autre part le lien entre sens explicités par l’exégète et sens projetés par l’auteur.
1.2. La promotion du sens littéral
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14 Voir F. Laplanche, L’Ecriture, le sacré et l’histoire. Erudits et politiqu...
11Si la théorie des quatre sens accompagne la naissance et le développement du christianisme, il faut savoir que l’exégèse a enregistré un tournant important au cours du XVIIe siècle. Un grand partage s’instaure en effet entre exégèse biblique traditionnelle et renouveau exégétique, qu’il soit le fait des milieux réformés, ou qu’il soit promu par de grandes individualités catholiques, au premier rang desquelles l’oratorien Richard Simon14.
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15 Voir J. Jehasse, La Renaissance de la critique, Saint-Etienne, 1976.
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16 Richard Simon trouve en ce domaine un grand prédécesseur dans la figure du...
12En effet, il se met en place une lecture de l’Ancien Testament que l’on appelle littérale ou historique et qui s’effectue selon les règles de la critique. De quoi s’agit-il ? Avec la promotion d’une lecture d’abord (voire exclusivement) critique de la Bible, le sens littéral cesse d’être plus ou moins négligé, pour devenir fondamental dans l’édifice herméneutique. Il est apparu en effet qu’il convenait de soumettre le texte biblique à une analyse critique (philologique, grammaticale et rhétorique15), à la comparaison de ses diverses versions, pour en établir une édition satisfaisante16, et à l’examen rigoureux des réalités historiques et géographiques dont il témoigne, pour savoir de quoi il est précisément parlé.
13Dans cette optique, le sens littéral n’est pas le sens immédiat, donné d’emblée ; il est le produit d’un travail d’érudition considérable, il est le résultat d’une construction critique, jusqu’alors bâclée par la tradition. Comme l’écrit Dom Calmet au début du XVIIIe siècle,
17 Dom Calmet, Commentaire littéral de tous les livres de l’Ancien Testament ...
Nous nous sommes bornés au sens littéral. C’est le fondement de tous les autres sens et de toutes les autres explications.
Il n’est pas fort malaisé de donner des réflexions morales et spirituelles, de chercher des sens allégoriques et figurés dans l’Écriture, les écrits des Pères et de la plupart des interprètes en sont pleins ; et ces sortes d’explications sont souvent arbitraires.
Mais la grande difficulté consiste à donner le vrai sens du texte, à développer la vraie signification de la lettre ; l’on peut dire que c’est ce qu’il y a de plus instructif et de plus solide dans cette sorte d’étude.
Si l’on était plus versé dans le sens littéral des Écritures, il serait plus aisé de donner de bonnes explications spirituelles.17
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18 Faut-il rappeler l’accueil réservé aux thèses de Richard Simon ? Exclu de ...
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19 F. Laplanche, « Survie et épreuves du sens mystique des Écritures au XVIIe...
14D’une certaine façon, ce texte règle aussi le contentieux qui a agité la réflexion théologique classique, en se prononçant en faveur d’une complémentarité féconde entre sens littéral et sens spirituels. Mais au XVIIe siècle le débat a fait rage, pour savoir si le commentateur devait, dans son interprétation, privilégier le sens littéral ou les sens spirituels – autrement dit, s’il pouvait s’autoriser une lecture laïcisée (« grammaticale » et « historique ») de la Bible, ou s’il devait privilégier une lecture théologique. Richard Simon promeut l’autonomie de la seule lecture littérale, s’opposant en cela aux milieux dévots, favorables à la prééminence des sens spirituels18. De façon générale, pour reprendre la formule de François Laplanche, « en France, tout s’est passé comme si la dévotion était incompatible avec la philologie »19.
15Que le « littéralisme » (cette réduction de toute symbolique au seul sens littéral) soit un fait d’écriture dominant dans L’Autre Monde, de l’épisode du Paradis dans La Lune (où les ascensions mystiques sont systématiquement écrasées sur une pure description matérielle moins « scientifique » que fantaisiste), jusqu’au pays des Amants, à la fin du Soleil, où toutes les figures d’expression de la langue amoureuse sont prises au pied de la lettre, cela n’est pas douteux. Pour en mesurer la portée, il conviendra sans aucun doute de le mettre en perspective sur cette remise en cause, par l’exégèse classique, des raisons et des fondements (dans la « lettre ») apportés aux explications spirituelles.
1.3. L’allégorie des poètes
16L’interprétation biblique a ainsi été au cœur des luttes théologiques tout au long du siècle. La lecture interprétative appliquée aux lettres profanes a elle aussi enregistré un réaménagement important, mais plus consensuel.
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20 Voir Ch. Noille-Clauzade, L’Eloquence du Sage. Platonisme et rhétorique da...
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21 Voir par exemple Fénelon, Lettre à l’Académie, Œuvres, éd. J. Le Brun, Par...
17Le XVIIe siècle se détourne de la Renaissance et de sa manie allégorique, comme nous le rappelle le déclin du néo-platonisme ficinien, cet allégorisme amoureux idéaliste20. Plus généralement, le XVIIe siècle a globalement remis en cause un des exercices majeurs de la Renaissance, à savoir la lecture allégorique des mythes poétiques, en particulier des poèmes homériques, ovidiens ou virgiliens21. Apparaît ici en négatif ce que les classiques, à la suite de la Renaissance, décrivent sous le nom d’allégorie : à savoir l’énonciation figurée d’une vérité sublime, mais secrète, révélée aux seuls initiés dans une image chiffrée. Comme on le mesure, l’allégorie ici n’est pas qu’affaire de lecture (d’interprétation) : elle s’enracine dans une expression allégorique, dans une intention d’auteur qui motive une mise en scène très spécifique de l’écriture. Car avec l’allégorie des poètes surgit en pleine lumière le difficile rapport qui existe dans la pensée herméneutique à la fois biblique et profane, entre sens explicités par l’exégète et sens projetés par l’auteur.
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22 Voir J. Pépin, op. cit., pp. 75-80.
18Il convient en effet de distinguer dans l’allégorie ce qui relève de l’expression (on parlera alors d’une expression allégorique, dont la responsabilité incombe à des auteurs), et ce qui relève de la glose – et on parlera ici d’une lecture allégorique, construite par les commentateurs. Cette distinction dans l’univers des allégories renvoie à tout un débat sur les rapports entre programmation allégorique (intention auctoriale) et dimension allégorique (innervation du texte par un symbolisme) : domine ici la thèse de saint Thomas selon laquelle tout ce qui relève de l’intention auctoriale humaine – y compris le cryptage, l’encodage que d’aucuns diraient « allégorique » - renvoie au seul sens littéral. Ce qui revient à dire que la dimension spirituelle de l’écriture dépend d’une innervation supra-auctoriale, divine22.
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23 Michel Charles a ainsi pu montrer combien les dénégations de Rabelais conc...
19Deux modes d’allégories s’offrent alors au poète profane, comme Dante, le premier, l’a allégorisé : l’allégorisation maîtrisée (dont l’extension du sens est intentionalisée par l’auteur et le plus souvent inscrite dans les marges du texte) – et on parlera alors d’une allégorie poétique ; et la revendication d’une inspiration allégorique supérieure dans la mise en place d’une fable dont la symbolique n’est volontairement pas délimitée23. Dans tous les cas, la programmation la plus visible – la marque allégorique - ne concerne donc pas la précision du sens spirituel, mais plus stratégiquement, l’appel à une réception herméneutique. A travers les textes de Dante, Jean Pépin trace en effet les raffinements d’un art de l’inscription allégorique, qui va de la clef explicitée à la présentation, sans aucune accroche exégétique, d’une énigme, d’un texte dont l’obscurité n’a d’égale que l’importance qui lui est accordée - en passant par ces moyens termes que représentent d’une part la mention avouée d’un mystère, d’un texte dont le sens est réservé à une élite d’initiés, et d’autre part la mise en scène complète ou partielle d’un protocole d’initiation.
20A partir de là, il est possible de déployer très simplement les contradictions de l’Autre Monde dans le traitement de l’écriture allégorique : tantôt en effet, le texte opte pour une ridiculisation de l’allégorie, un refus de l’interprétation, ou une dénégation de tout protocole d’initiation ; et tantôt, il construit des épisodes où se reconnaissent les marqueurs de l’inscription allégorique.
2. Pour ou contre l’allégorie dans l’Autre Monde : état des lieux
21Devant l’afflux des données contradictoires apportées à la fois et confusément dans La Lune et dans Le Soleil, nous allons commencer par recenser les lieux du débat.
2.1. Les ouvertures
22A l’incipit de la Lune, le débat sur le « grand astre » peut être lu comme un débat herméneutique : d’un côté, les amis du narrateur rivalisent d’interprétations sur sa nature :
24 La Lune, op. cit., pp. 5-6.
Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. Les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt l’autre protestait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus.24
23Élément symbolique, la lune allégorise ici des niveaux de sens chrétiens ou païens : une interprétation exégétique est avancée, suivie deux interprétations mythologiques. Mais à chaque fois, des éléments burlesques permettent de tourner en dérision ces tentatives d’allégorisation25. Face à ces allégories burlesques, le narrateur en tient pour une critique littérale de la lune : la lune est un « globe »26. Et d’une certaine façon, toute la suite du récit s’inscrit à la suite de cette inspiration, comme expérimentation d’une hypothèse « physique », émise sur le statut « littéral » de l’astre nocturne. Dérision des lecture allégoriques élaborées par la tradition sur la Fable (mythologique) ou sur la Bible, option courageuse pour une enquête « critique » destinée à regonfler le sens littéral, voilà qui semble être cohérent.
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27 Le narrateur surenchérit en donnant une signification figurée au terme de ...
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28 Née de l’esprit de « contradiction » (ibid., p. 7), cette « croyance burle...
24Reconnaissons cependant que la veine burlesque n’épargne pas non plus la position du narrateur : sa thèse est en effet doublement disqualifiée, par la surenchère d’une part27 ; par le paradigme de la mélancolie comme humeur à l’origine de la thèse (ou de sa confortation) d’autre part28. D’une certaine façon, le regard « critique » initial - le refus des allégories, le parti-pris en faveur du littéral – est rattrapé par la manie interprétative, qui se nourrit des chimères de l’imagination jusqu’à s’annihiler, dans l’épisode immédiatement suivant - dans une bouffée d’interprétation mystique :
29 Ibid., p. 11.
[…] ne sachant à quoi attribuer ce miracle [i.e. le soleil resté à midi pendant tout le vol], j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse Dieu avait encore une fois recloué le soleil aux cieux, afin d’éclairer une si généreuse entreprise.29
25Si l’on ajoute que l’envol proprement dit joue sur la symbolique alchimique de la rosée, l’on serait tenté de penser que le texte a délibérément rebasculé du côté de l’écriture allégorique. Constatons pour faire bonne mesure que la charge burlesque accompagne de part en part ce retour allégorique, tant et si bien qu’on en revient au point de départ : à savoir une écriture qui se joue des thèses spirituelles (du recouvrement de la lettre par l’esprit, par des sens mystiques), et qui n’épargne de ses pointes burlesques aucune symbolique, qu’elle soit chrétienne, mythologique ou alchimique.
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30 Voir Le Soleil, ibid. pp. 173-177.
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31 Ibid., pp. 174-175. Dans la langue classique, la Fable (avec une majuscule...
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32 Voir ibid., p. 175. Les rêves d’envol et de chute sont décrits en termes d...
26L’incipit du Soleil thématise lui aussi avec force le refus de l’herméneutique, en l’occurrence l’interprétation des songes30. Sommes-nous dans cet épisode nocturne en présence de songes « prémonitoires » - le texte renouant alors avec une grande tradition herméneutique qui remonte à l’antiquité ? D’un point de vue fonctionnel, l’épisode se situe effectivement à un tournant du récit, et a pour fonction à la fois de clore le premier volet de l’histoire (la « montée des périls ») et de précipiter le « nœud » (l’arrestation). D’un point de vue symbolique, il est aisé de voir que Cyrano charge les récits d’éléments allégorisant l’aventure de l’ascension solaire qui attend le narrateur : la réitération du rêve et de l’insomnie - chez le marquis de Cussan, Colignac et Dyrcona – constitue un marqueur conventionnel de l’importance des significations en jeu. Le premier rêve porte sur le rapt et l’enlèvement au Ciel, dans une économie narrative inspirée de la Fable (cf. le « monstre…qui n’était que têtes », Euterpe, les angelots « enfants de l’aurore »31) : il présente ainsi très explicitement l’ascension future de Dyrcona sous les traits d’une allégorie mythologique. De même, le second rêve propose une lecture humorale (voire alchimique32) de l’aventure à venir. Globalement, la stratégie des songes est donc bien allégorique (récit d’une fiction accompagné d’une glose interprétative, ici mythologique et là humorale). Or, le dernier protagoniste, Colignac, congédie toute herméneutique, en refermant les trois songes sur leur sens littéral (cauchemars empêchant de dormir), qui plus est en le présentant ironiquement comme un « sens mystique » :
33 Ibid., p. 177.
Mais sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux leur sens mystique. C’est par ma foi qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que si j’en suis cru, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan.33
27Si l’on fait un bilan de cet épisode, trois caractéristiques semblent se dessiner :
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Cyrano opte pour une critique des constructions allégoriques (c’est-à-dire des fables suscrites par un projet allégorique) ;
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la critique commence par la construction en bonne et due forme d’une allégorie (d’une fiction pour laquelle le projet allégorique est spécifié d’une façon ou d’une autre : énigme, obscurité, révélation, explicitation de la symbolique, etc.) ;
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la critique s’effectue par une charge burlesque à l’encontre de la prétention allégorique.
28Voilà qui n’est pas simple, et qui même complique un peu plus l’approche du texte : car ce qui apparaît déjà ici, c’est d’une part que l’écriture de Cyrano passe par l’amplification allégorique (et il n’existe pas toujours de marqueurs clairs de la critique) ; et d’autre part, que le burlesque, dont nous savons bien qu’il inscrit le texte à la fois dans des traditions littéraires (le lucianisme, les histoires comiques, etc.) et philosophiques (contestation de l’aristotélisme, option pour un scepticisme….), doit en outre être recadré dans une stratégie de (dé)construction de l’exégèse chrétienne et du symbolisme profane : c’est là, à n’en pas douter, le « sens mystique » qu’il convient de lui accorder dans l’économie scripturale de l’Autre Monde, pour prendre l’expression de Dassoucy.
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34 Voir par exemple dans La Lune, ibid., pp. 54-61, le discours de présentati...
29A supposer que l’inscription allégorique soit plus visible que la récriture burlesque, et la lecture s’en trouve sérieusement compliquée, en prise avec un texte tantôt allégorique et tantôt critique : un peu comme si l’auteur était à la fois pour et contre l’inscription allégorique. D’aucuns objecteront qu’il n’y aurait rien d’étonnant à cela, le narrateur étant à la fois le contradicteur de la doxa aristotélicienne (au Canada) et son défenseur (lors du procès sur la Lune), l’Espagnol exposant une thèse (premier discours) et son contraire (2ème discours), et la trame d’un même discours reliant bien souvent ensemble des arguments matérialistes et des éléments alchimiques (ou des croyances populaires) de façon à tisser un patchwork de topoï assenés avec une semblable constance34. L’hésitation allégorique conforterait ainsi l’hypothèse d’un scepticisme radical, qui atteint les idées comme les formes : sauf qu’avec un texte fonctionnant tantôt selon le régime allégorique et tantôt s’en jouant, est en jeu sa lisibilité même.
2.2. Les indices de l’allégorie
30L’intention allégorique connaît toute une gamme de marqueurs pour s’inscrire dans le texte, des plus visibles (glose collée à la fiction) aux plus subtils (énigme, incohérence, obscurité, bref résistance d’un morceau d’écriture fictionnelle). Si le projet de Cyrano pourrait bien être globalement critique, il n’en reste pas moins que son écriture use de toutes les formes possibles de l’inscription allégorique et joue sur des effets de distanciation parfois extrêmement ténus (absents ?).
2.2.1. La mise en scène d’un mystère
31Quand elle se fait allégorie, la fiction comporte souvent un certain nombre de notations en appelant à un véritable protocole herméneutique du secret, de la révélation, de l’initiation. Qu’en est-il dans nos textes ?
35 La Lune, ibid., p. 7.
Mais écoute, Lecteur, le miracle ou l’accident dont la Providence ou la Fortune se servirent…35
36 Le Soleil, ibid., p. 239.
Mais écoutez, peuples de la terre, ce que je ne vous oblige pas de croire, puisque au monde où vos miracles ne sont que des effets naturels, celui-ci a passé pour un miracle !36
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37 Le Soleil, ibid., p. 277-278 : « Nous sommes en ta présence, tes yeux nous...
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38 Voir par exemple Le Soleil, ibid., p. 245 : « Mais écoute, et je te découv...
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39 Voir Le Soleil, ibid., p. 278 : « … soyez attentif, car je crois parler, e...
32Les récits sont souvent introduits comme révélation de vérités inouïes : ils se donnent ainsi à lire comme des secrets, des mystères37 ; non seulement le narrateur y a été initié38, mais il doit en outre initier le lecteur39. La mise en scène intra-textuelle de la réception propose ainsi une version délibérément herméneutique de la communication, et la figure du narrateur n’est pas sans évoquer celle du Témoin, son texte se donnant à lire comme un nouveau Testament.
33Si Le Soleil se réfère volontiers à la topique de la révélation, La Lune joue quant à elle sur les sens typologiques chers à l’exégèse chrétienne. A la façon dont tel épisode de l’Ancien Testament préfigure tel autre du Nouveau Testament, Cyrano élabore une interprétation typologique pour les acteurs d’ascensions mystiques célèbres dans l’Ancien Testament, comme figures du narrateur lui-même :
40 La Lune, ibid., p. 34. Même lien de préfiguration mentionné (et tourné en ...
… c’est le paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes : Adam, Ève, Énoch, moi qui suis le vieil Elie, saint Jean l’Évangéliste et vous.40
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41 Voir Le Soleil, ibid., p. 225 : « Il acheva son récit de cette sorte ; mai...
34Ce qui revient à dire que le narrateur prend la place de Jésus-Christ dans le schéma typologique. D’un livre à l’autre donc, une commune mise en scène mystérique est réitérée, jusqu’à maintenir parfois le secret et en refuser la transmission41.
35Nous sommes donc ici en présence d’indices récurrents plaidant en faveur d’un fonctionnement globalement allégorique des récits. Mais d’autres éléments existent, qui viennent perturber le protocole d’initiation. La raillerie peut tourner en dérision la gravité des révélations, comme la fiction le thématise explicitement à la clôture de l’épisode du Paradis :
42 La Lune, ibid., p. 49.
‘ … Alors, puisque vous n’avez pas, me dit-il [i.e. Elie], la patience d’attendre que la pomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien vous les apprendre. Sachez donc que Dieu…’
A ce mot, je ne sais pas comment le Diable s’en mêla, tant y a que je ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler…42
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43 Ibid., p. 50.
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44 La négligence dont il s’agit ici n’est pas assumée par un quelconque souci...
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45 Voir Le Soleil, ibid., p. 312 : « … j’entamai souvent tout exprès des mati...
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46 Voir Le Soleil, ibid., p. 309 : « Le vieillard marchait toujours et moi je...
36Le narrateur est un mauvais disciple, un « impie »43 ; il est encore un mauvais témoin, négligeant de tout rapporter44. Les effets de distanciation culminent à la fin du Soleil, dans la relation avec Campanella (ellipse pure et simple des instructions proposées, distraction et désintérêt45), tandis qu’ils s’inversent à la fin de La Lune, le narrateur rejetant le rôle d’initié (initié à la nouvelle philosophie/religion) et tentant auprès du fils de l’hôte de faire office de prêtre (prêchant le dogme catholique traditionnel). Bref, comme l’explicite Cyrano lui-même, les vérités données sur le mode de la révélation peuvent tout aussi bien être considérées comme un défilé de topiques non conventionnelles, que le texte se contente de « débiter »46, avec la distance qu’implique un tel traitement.
37De telles réticences jettent alors un trouble sur toutes les mises en scènes de mystères : leur exhibition ostentatoire pourrait à la réflexion relever d’un processus de « citation », d’inscription formelle de l’allure allégorique, et s’intégrer ainsi dans une stratégie d’imitation apparente. En énonçant des propositions contradictoires sur le protocole d’initiation, Cyrano laisse indécis le statut de ses fictions, entre mythe et mystère.
2.2.2. Les collages allégoriques
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47 Voir J. Pépin, op. cit., « L’allégorie avouée », pp. 131-144.
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48 Le modèle de l’ekphrase, cette description poétique d’une peinture de scèn...
38Au même titre que le burlesque, l’expression allégorique n’est pas une figure que l’on peut circonscrire à un endroit du texte, mais un régime de fonctionnement global, qui régule un certain type de lecture. Parmi les indices de l’allégorie poétique, il convient de faire sort à des « morceaux » d’écriture fictionnelle qui, selon la leçon de Dante et de ses immédiats successeurs47, jouent sur à la fois sur un effet de complétude – d’autonomie -, sur les ressorts d’une amplification – indice de leur importance -, et en même temps, sur un montage difficile, marqué par l’obscurité, l’hétérogénéité et/ou la contradiction, bref, sur un effet de « collage » ou d’« attelage » entre des éléments fabuleux plus ou moins disparates. Tout à la fois spectacles esthétiquement saturés et morceaux de bravoure, ces exercices d’affabulation triomphante ne sont pas sans évoquer l’ekphrase, grand genre de l’écriture à la fois poétique et symbolique48. L’exemple le plus vif nous est offert avec le Combat de la Salamandre et de la Remore.
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49 M. Alcover pour sa part voit dans la « traduction » des noms (Le Soleil, o...
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50 Voir M. Alcover, note, ibid., p. 306 : « …ce combat… continue à intriguer ...
39Quoique dédaignant toute glose, Cyrano nous donne en effet plusieurs indices de l’importance à accorder à ce passage : sa place, tout d’abord, apparemment conclusive d’un enseignement introduit par les Chênes comme une initiation à des mystères ; son amplification ensuite, qui l’apparente au genre herméneutique de l’ekphrase ; la topique du combat, enfin, offre un potentiel symbolique aisé. La contextualisation suffit ici à déterminer un régime d’écriture allégorique, même s’il n’y a pas d’appel explicite à l’interprétation49. Une dernière marque – décisive – en est la complexité même du tableau, sa résistance à une lisibilité claire50 : pourquoi ?
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51 Voir les notes de notre édition, où figurent les références aux lectures a...
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52 Voir Le Soleil, ibid., p. 241.
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53 Ibid., p. 236.
40Les raisons en sont à la fois auctoriales et lectoriales. Le lecteur contemporain (c’est-à-dire l’homo doctor, généralement universitaire) a travaillé à construire un Cyrano ouvert à des formes d’écriture et de pensée en marge des modèles dominants (épicurisme, scepticisme, pensée critique, mais encore marginalité symbolique d’une liberté non seulement intellectuelle mais sexuelle, etc.) : lectures que le texte permet et programme. Que faire dans ce cadre-là d’un passage dont la lisibilité la plus simple serait dans la symbolique alchimique51 ? Comment concilier un écrivain des marges et de la raison critique, avec un exercice d’écriture qui relèverait d’une symbolique idéologiquement conventionnelle et passéiste ? Mieux, si ce texte peut être lu sans problème comme allégorie (en l’occurrence alchimique), il est alors autorisé de penser que d’autres épisodes fictionnels fonctionnent comme des allégories, c’est-à-dire comme des textes autorisant la construction philosophique d’un sens second : on a pu plaider par exemple pour une interprétation « atomiste » de la « parabole » de la pomme-grenade et du ballet52 - que le texte nous donne à déchiffrer comme un « riche spectacle »53.
41Mais l’hypothèse de micro-fables allégorisant des symboliques parfaitement hétérogènes est assez peu satisfaisante : l’idéologie de référence pour construire le sens est habituellement une – l’exégèse chrétienne par exemple, pour Rabelais, le néo-platonisme amoureux pour la poésie pétrarquiste, etc. –, et en tout cas cohérente (au nom du principe de non-contradiction, dont on ne sait trop que penser concernant Cyrano).
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54 M. Alcover relève avec raison tous les éléments que ne refusent de prendre...
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55 Voir ibid., p. 304.
42Surtout, la lecture allégorique confiante – travaillant posément à construire la symbolique d’un épisode fictionnel - produit pour ce faire des effets de « gommage » sur les éléments non pertinents54. Or, si l’on en revient précisément au combat de la Salamandre et de la Remore, il est vrai que le texte semble programmer par son lexique et sa topique, la lecture alchimique. Mais les éditions savantes ont noté avec raison maint glissement, maint réaménagement par rapport à la symbolique en question : la bave glaciale55 est attribuée à la salamandre par la tradition, et à la remore par Cyrano ; Cyrano fait de la salamandre l’animal de feu conforme à l’alchimie et à la croyance populaire, mais il rompt avec la leçon alchimique pour l’issue du combat : la victoire de la remore et la mort de la salamandre trahissent en effet la résolution alchimique de la lutte par une fusion. Si le terme de la lutte est changé, c’est par conséquent toute l’interprétation qui s’effondre : il ne reste alors qu’un agrégat d’éléments symboliques puisés à diverses sources, surtout alchimiques, mais aussi populaires ou antiques, et recomposés dans un attelage allégorique inédit.
43Le collage allégorique interdit donc une interprétation globalement alchimique : doit-on s’orienter vers l’élaboration d’une interprétation symbolique autre, complexe, donnant sens aux déplacements opérés ? Quid vetat ?
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56 Voir La Lune, ibid., pp. 60-61.
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57 Voir Le Soleil, ibid., pp. 212-213.
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58 Pour aller vite en effet, La Lune semble obéir à une rhétoricité dominante...
44Moins experte en herméneutique qu’en rhétorique, je serai pour ma part tenter de valoriser l’opération même de déplacement : nous en rencontrons en effet d’autres occurrences dans le texte, intervenant à des niveaux d’écriture multiples. Récriture décalée que l’épisode londonien du Page disgracié, puisque l’attrait de l’or alchimique, mentionné par Tristan, fait place ici à un souverain désintérêt56 ; récriture volontairement décalée que de faire tourner la Terre « d’orient en occident » en mentionnant consciemment le texte (strictement inverse) de La Lune57 ; reprise décalée du « Pourquoi non ? », promouvant non plus une thèse critique « moderne » (la pluralité des mondes), mais une croyance fantastique (les démons, premiers animaux « solariens » de la Terre) ; récriture confuse des couples mythiques dans l’épisode des Chênes de Dodone (Cyrano attribuant au couple d’Oreste et Pylade l’histoire non moins célèbre, grâce à l’intertexte virgilien, de Nisus et Euryale , et récrivant toute la suite d’histoires amoureuses sous l’angle de la consommation) : bref, le « décalage » s’avère un procédé à la fois volontaire et permanent de l’écriture cyranienne, destiné à produire une glose critique de l’intertexte. En ce sens, c’est même l’ensemble du Soleil qui fonctionne comme récriture décalée de La Lune, en en reprenant la topique et la disposition, mais en en modifiant le régime générique58.
45Et nous retrouvons donc ce décalage intentionnel dans le collage du combat entre la salamandre et la remore : l’intertexte le plus sensible étant, on l’a vu, la symbolique alchimique, le décalage peut avoir valeur de mise à distance du référent symbolique – comme si les symboles étaient coupés de leur raison d’être systématique pour se réduire à un bric-à-brac ésotérique.
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59 Voir La Lune, pp. 38-40. Nous verrions volontiers dans ce nom d’allure jud...
46Même hypothèse pour la présence d’Achab, fille de Noé, dans le Paradis59 : Cyrano introduit ici un élément hétérogène, rattaché à une veine populaire (sur les femmes lunatiques) et préfigurant l’insertion du serpent andouillique dans l’univers de plus en plus déréglé du Paradis. L’empilement des mythes défait le sens.
47Bref, il n’est pas interdit de lire les « attelages » symboliques comme l’indice d’un dysfonctionnement possible de la lourde machine allégorique, comme un jeu sur l’« allure » symbolique. L’emboîtement des symboles ne semble pas ainsi s’effectuer dans une volonté de faire sens, mais dans une volonté de défaire le sens.
2.2.3. Les allégories en forme
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60 Songeons, presque à la même date, à la Carte de Tendre de Madeleine de Scu...
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61 Notons que tous deux possèdent encore un intertexte commun : le Roland fur...
48Restent les deux panneaux majeurs de l’écriture allégorique, le Paradis dans La Lune et le Lac du Sommeil dans Le Soleil : d’un côté, une narration fabuleuse reprenant un riche intertexte exégétique, de l’autre, une description renouant, par les attelages opérés entre une image et une abstraction (exemple, le lac du Sommeil) et les majuscules sur les entités abstraites, avec le genre de la topographie symbolique60. Dans les deux cas, nous sommes en présence d’épisodes dont l’inscription allégorique est en quelque sorte acquise a priori, « constitutivement »61. Reste à savoir ce que le texte en fait.
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62 Voir Le Soleil, p. 324 : « Le poisson qu’elle nourrit [i.e., la rivière de...
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63 Voir La Lune, ibid., p. 323 : « les échos, qui se forment dans ses caverne...
49Pour l’épisode du Lac, une caractéristique flagrante est l’insistance de l’inscription allégorique. Cyrano nous livre une allégorie « clef en mains », avec éléments symboliques et gloses interprétatives. Nous trouvons les ruisseaux des cinq sens avant et après le lac du sommeil, ainsi que les fleuves des trois facultés : l’ensemble constitue un poétique tableau cérébral. L’amplification met en valeur deux des éléments, le Sommeil et l’Imagination, en accord avec Lucrèce et Gassendi. Symboles topographiques et système de sens épicurien s’associent ainsi pour former une allégorie de part en part maîtrisée. Le lecteur peut même sans trop d’effort trouver une mise en abyme allégorique de L’autre Monde dans son entier : Le Soleil semble en effet s’écrire sur le versant de l’Imagination62, tandis que La Lune, tissu d’assertions dogmatiques récitées les unes contre les autres, pourrait sans trop de peine puiser à la source de la Mémoire63. Allégorie épicurienne et allégorie du projet auctorial, l’épisode du Lac referme ainsi majestueusement le livre sur lui-même.
50Le problème est que ce n’est pas le dernier épisode, mais un parmi d’autres : il est suivi d’un portrait burlesque (le philosophe réduit à « crever d’esprit ») et de l’histoire comique au Pays des amants. Il entre ainsi dans un cycle de fictions intermédiaire, servant de transition entre l’épisode des Chênes de Dodone et la rencontre avec Descartes. Mieux, l’ensemble étant placé sous l’égide de Campanella, le lecteur est incité à détacher le combat de la Salamandre et de la Remore, lui aussi commenté par Campanella, de l’épisode précédant des Chênes.
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64 Ce burlesque des figures de rhétorique non « traduites », refermées sur le...
51Campanella ou le « vieillard … vénérable », sage et peut-être devin, qui ouvre les spectacles successifs à leur symbolique, grand prêtre initiant le disciple émerveillé : on connaît la suite, les abréviations du texte et les négligences d’attention du narrateur. Osons une hypothèse : le cycle campanellien relève d’une surenchère comique sur l’esprit d’interprétation, sur la manie symboliste, que trahissent d’abord les « attelages » approximatifs dans le grand combat, et plus encore la mise en scène littéraliste d’une expression métaphorique (« crever d’esprit »), et la dérive comique de l’histoire galante, où les métaphores amoureuses sont systématiquement prises au pied de la lettre64.
52Au milieu de cette dérive parodique, l’épisode du Lac semble… un archipel préservé de l’allégorie (si l’on ose dire) : mais il ne préserve pas Campanella ; il ajoute bien au contraire un nouveau versant au paysage mental de la figura philosophica nommée Campanella. Campanella en effet figure ici le philosophe qui ne délivre son enseignement abstrait que par images concrètes - manie du symbolisme donc, qui tombe dans la surenchère du concret, du littéral jusqu’à remotiver littéralement les métaphores passées en catachrèses pour en visualiser le sens. La folie burlesque du littéralisme (replier les sens spirituels sur le sens littéral) est au bout du cycle campanellien, concluant sur une charge parodique la perversion de l’imagination allégorique.
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65 Voir F. Moureau, « Dyrcona exégète ou les réécritures de la Genèse selon C...
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66 Voir La Lune, op. cit., pp. 31-33.
53Le burlesque du littéralisme ruine tout autant l’autre grand volet allégorique, à savoir l’épisode du Paradis65. Allégorique, l’épisode l’est comme toutes les fables que les poètes de l’antiquité païenne ou de la Renaissance chrétienne ont écrites sur les voyages aux Enfers ou au Ciel, à la jonction de l’Ancien Testament et de la mythologie antique ou médiévale (confer l’Orlando furioso ou la Divine Comédie). Et l’incipit de Cyrano constitue bien une ekphrase du locus amoenus qui est conventionnelle dans ce genre d’allégorie66.
54Mais le burlesque envahit progressivement le paysage intellectuel du texte, par la bouche du vieil Elie : les explications qu’il fournit en effet concernant les ascensions mystiques des saints ou des prophètes, replient le sens mystique – évacué – sur un sens littéral (explication de la physique ascensionnelle), lui-même hautement fantaisiste. Adam grimpe au Ciel… en bénéficiant au pied de la lettre du pouvoir de transport de l’imagination ; Énoch emprunte à la lettre le véhicule de la fumée des sacrifices –puisque le Très-Haut a dit : « L’odeur des sacrifices du juste est montée jusqu’à moi » ; avec cette évacuation comique du sens mystique et cette réduction burlesque à la lettre des mots, Cyrano se livre à une véritable charge, s’emballant en fantaisie (cf. les « vases » clos « sous les aisselles » à la place des ailes angéliques, etc.) ; pendant qu’Achab prend le bateau, Elie s’emploie dans son atelier d’alchimiste à forger les métaux susceptibles d’obéir à l’aimantation de la lune : quand on se souvient qu’il s’agit là, dans ce travail de forgeron, d’une leçon soi-disant spirituelle, puisque transmise par un ange dans un songe prémonitoire (allégorique), la charge burlesque est d’autant plus sensible. Dans tous les cas, le recours au sens littéral procure un effet de « dégonflement » comique – dans la mesure où l’énonciateur rabat ce faisant la grandeur des sens spirituels non pas sur la précision d’un sens littéral « sérieux », construit rationnellement (en référence à l’histoire, la géographie, la physique, etc.), mais sur une version « familière » et fantaisiste du littéral, relevant de la topique et de la langue burlesques.
55Nous avons rappelé, dans la première partie de cet article, le grand débat théologique qui a agité le XVIIe siècle : l’enjeu a été de réinventer la lecture littérale de la Bible. Autrement dit, l’exégèse classique a été amenée à renforcer les fondements du spirituel (de l’interprétation) en donnant à la lettre du Texte un contenu rigoureux, « critique » (philologique et historique, en l’occurrence) : il y a là l’aveu implicite d’une dérive de l’interprétation loin du littéral. Rabelais le premier n’a-t-il pas ouvert la voie en entreprenant de tourner en ridicule l’échafaudage à la fois extravagant et totalitaire des sens mystiques déployés dans le discours de pouvoir que tient l’Église ?
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67 L’échelle de Jacob, mentionnée ibid., pp. 36-37.
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68 Pour comprendre la portée de ce criticisme concernant les véhicules de l’â...
56Et c’est bien aussi ce à quoi se livre Cyrano dans l’épisode du Paradis : en amplifiant un sens littéral burlesque, il ne se moque pas uniquement du dogme selon lequel toutes les propositions bibliques ont à la fois un sens littéral et un ou des sens spirituels, il ne s’en prend pas spécifiquement au grand écart que l’exégèse maintient entre la lettre et l’esprit, il disqualifie aussi par la dérision du littéral les interprétations spirituelles. La portée critique ne s’arrête pas au dogme de la lettre, fondement de l’esprit, elle joue surtout contre l’ensemble du protocole herméneutique biblique et peut-être par là même, contre les contenus théologiques de l’exégèse chrétienne. Qu’est-ce en effet qu’une ascension mystique ? un voyage en échelle67, en fusée, en bateau ou en chariot : en disant cela, Cyrano ne raille pas uniquement l’idée d’une physique ascensionnelle des corps humains au côté de l’âme, il réduit littéralement l’ascèse de l’âme sainte à un voyage en véhicule matériel68 : est-il sérieux ?
57Ajoutons toutefois que la charge critique atteint peut-être moins les dogmes exégétiques eux-mêmes, que la procédure exégétique proprement dite, en tant qu’elle est mainte fois reprise dans la tradition des allégories poétiques : n’oublions pas en effet qu’il s’agit d’un texte de littérature profane (relevant des « Belles Lettres », autrement dit d’une écriture pour le divertissement), à situer parmi les ouvrages profanes, plus que sur l’arrière-plan des débats théologiques qui ne font encore que s’annoncer. En vérité, des ascensions littérales burlesques, aux lectures à la lettre des versets bibliques et aux pointes animées d’une raillerie « littéraliste » à l’encontre des métaphores et autres figures de rhétorique, il y a une commune inspiration parodique. Autrement dit, constater que l’épisode du Paradis tourne en dérision les montages symboliques et exégétiques chers à l’allégorie des poètes telle qu’on la rencontre dans la littérature de voyage aux Enfers ou aux Cieux, ne nous permet pas de trancher en faveur d’une position idéologique « dure » de Cyrano à l’encontre de la religion ; elle nous permet seulement de démonter avec précision la stratégie de parodie allégorique qui semble fournir une hypothèse de lecture stable pour l’épisode du Paradis comme pour l’ensemble des deux œuvres.
58« Y a-t-il un autre Livre sous L’Autre Monde ? » nous demandions-nous en introduction, en comprenant comme livre sous le livre, l’ensemble des sens allégoriques restitués par l’interprétation. Qu’avons-nous pu constater dans la montée au Paradis comme dans l’allégorie du Lac ? A chaque fois, la distance burlesque n’est introduite qu’après un déploiement effectif de l’arsenal allégorique conventionnel – l’herméneutique biblique plutôt dans la lune, et les symbolismes profanes plutôt dans le Soleil. Nous sommes alors en mesure d’éprouver la complexité du texte : un autre livre est à la fois méthodiquement inscrit – puisque Cyrano insère des mises en scène du protocole mystérique, des collages symboliques et des allégories en forme – et méthodiquement désinscrit – par des réfutations explicites de la libido interpretandi, par des déplacements symboliques qui perturbent un déchiffrement quasi encodé, surtout par tout un jeu burlesque, à la fois rhétorique et herméneutique, sur le sens littéral – celui des expressions comme celui des mythes.
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69 Voir Macrobe, Commentaire au songe de Scipion, L. I, éd. M. Armisen-Marche...
59A la suite de Platon et de son bannissement des poètes hors de la cité sous la double accusation d’immoralité et de mensonge, l’antiquité a beaucoup réfléchi sur le statut philosophique des œuvres de fiction – en particulier dans leur rapport au vrai et au faux. Dans un texte connu, le Commentaire du Songe de Scipion, Macrobe entreprend de sauver les poètes, en spécifiant une domaine fictionnel « fréquentable » précisément pour un lecteur soucieux de vérité69. Il se débarrasse pour de faire des fables écrites pour le plaisir, afin de s’intéresser aux seules fables utiles, lesquelles sont spécifiées en fables ayant recours au faux à l’instar des fables d’Ésope (Macrobe les délaisse) et - nous y voici - en fables ayant la vérité pour base. Macrobe ne parle alors plus de fabula, mais de narratio fabulosa, tels les préceptes pythagoriciens ou les théologiens poétiques (Orphée, Hésiode). Nous reconnaissons là tout un corpus allégorique cher aux néo-platoniciens. La narration fabuleuse est ainsi le concept par lequel Macrobe nomme un certain genre de poésie allégorique (ou un certain usage, allégorique, de la poésie). Nous dirons alors que L’Autre Monde inscrit dans son texte le genre de la narratio fabulosa selon les procédures de l’imitation comique – pour en railler les procédures herméneutiques plus encore que les contenus symboliques.
60Comme on parle d’anti-roman ou d’« épopée burlesque », on pourrait peut-être en conclure que le genre de l’Autre Monde, c’est l’allégorie comique.
Notes
2 Nous intitulerons ainsi les deux œuvres que sont d’une part L’Autre Monde ou Les États et Empires de la Lune (en abrégé, La Lune), et d’autre part Les États et Empires du Soleil (en abrégé, Le Soleil), suivant l’analyse de J. Prévot, lequel établit selon des critères à la fois poétiques et épistémologiques l’unité du projet littéraire. Voir J. Prévot, « Note sur le texte », p. 1563 et Notice, p. 1545, dans Libertins du XVIIe siècle, éd. J. Prévot, Paris, Gallimard, t. I, 1998. Nous citerons le texte des deux romans dans l’édition de M. Alcover référencée supra.
3 Voir par exemple Le Soleil, op. cit., pp. 302-321 : « J’étais au milieu d’un songe le plus savant et le mieux conçu du monde, quand mon philosophe me vient éveiller. […] J’ouvris donc les yeux comme en sursaut : il me semble que j’ouïs qu’il disait […]. »
4 Sur l’évolution du concept de rêverie, de la pathologie à la méditation philosophique ou alchimique, voir J.-L. Gautier, « Rêver en France au XVIIe siècle : une introduction », Revue des Sciences Humaines, 1988-3, pp. 7-24 ; et P. Dandrey, « La médecine du songe au XVIIe siècle », ibid., pp. 67-101.
5 Le passage par la mort est une hypothèse plusieurs fois abordée, sans qu’elle soit ou cautionnée ou invalidée : elle est envisagée en particulier lors de l’épisode de la Chute dans l’Arbre de vie au début de La Lune, et elle est impliquée dans la rencontre avec des philosophes dont la mort terrestre a été enregistrée, Campenella et Descartes, dans le Soleil.
6 Voir La Lune, op. cit., p. 9 et Le Soleil, ibid., p. 215.
7 Contentons-nous ici de rappeler le grand modèle du songe allégorique, Le Songe de Poliphile. Voir F. Colonna, Le Songe de Poliphile, éd. G. Polizzi, Paris, Imprimerie Nationale, 1994.
8 Sur l’agrément et l’enjouement comme finalités (et motivations) du texte mises en avant par les éditeurs, voir la Préface de Le Bret (Histoire comique des États et Empires de la Lune, 1657, dans La Lune, op. cit., p. 479, et la Préface des Nouvelles Œuvres (de Sercy, 1662), dans ibid., p. 504.
9 Fragment de Physique, référence donnée supra, note 1.
10 L’allégorie en rhétorique se décline sous plusieurs formes : leçon déguisée en narration fabuleuse (cf. Fénelon et le projet du Télémaque), message magnifié en mythologie (cf. le Château de Versailles où la majesté royale s’illustre dans la Fable d’Apollon), propos politiques s’énonçant sous couvert de la fiction (veine pamphlétaire). Pour une définition rhétorique de l’allégorie, voir par exemple le rhétoricien de la seconde moitié du XVIIe siècle, Bernard Lamy dans La Rhétorique ou L’Art de parler (1ère éd. 1675, 5ème éd. 1715, éd. Ch. Noille-Clauzade, Paris, H. Champion, 1998, pp. 200-201) :
11 Voir J. Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin,1970.
12 Il s’agit là de l’exemple canonique tel qu’on le trouve exposé, par exemple, au XIIIe siècle par Hugues de Saint-Cher.
13 Charles Dassoucy, Les Aventures d’Italie (éd. de 1677), ch. IX, cité par J. Prévot dans Libertins du XVIIe siècle, op. cit., pp. 892-893.
14 Voir F. Laplanche, L’Ecriture, le sacré et l’histoire. Erudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVIIe siècle, Amsterdam, Holland University Press, 1986.
15 Voir J. Jehasse, La Renaissance de la critique, Saint-Etienne, 1976.
16 Richard Simon trouve en ce domaine un grand prédécesseur dans la figure du protestant Louis Cappel, et dans sa Critica Sacra, sive de variis quae in sacris Veteris Testamenti libris occurrunt lectionibus Libri Sex (Paris, 1650) ; rappelons les deux ouvrages inauguraux (côté catholique) de R. Simon, Histoire critique du vieux Testament, Paris, Vve Billaine, 1678, in-4, pièces limin. et 680 p. ; id., Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament, Rotterdam, R. Leers, 1695, 1 vol. in-4.
17 Dom Calmet, Commentaire littéral de tous les livres de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, 1ère éd. 1707-16, 22 vol. in 4°, 2ème éd. 1714-20, Préface.
18 Faut-il rappeler l’accueil réservé aux thèses de Richard Simon ? Exclu de l’Oratoire dès 1678, il voit les 1300 exemplaires de son Histoire critique du vieux Testament brûlés à l’instigation de Bossuet.
19 F. Laplanche, « Survie et épreuves du sens mystique des Écritures au XVIIe siècle », XVIIe Siècle, n° 194, 1997, pp. 31-41.
20 Voir Ch. Noille-Clauzade, L’Eloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2004.
21 Voir par exemple Fénelon, Lettre à l’Académie, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, t. I, 1983, p. 1196 : « […] ils disent qu’Homère a mis dans ses poèmes la plus profonde politique, la plus pure morale, et la plus sublime théologie. Je n’y aperçois point ces merveilles [...]. » Sur la lecture allégorique à l’époque classique, voir V. Kapp, « Pour une théorie de la lecture allégorique au XVIIe siècle », dans Quaterni del seicento francese 7, 1986, pp. 389-405. ; A.-E. Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, H. Champion, 1996 ; G. Couton, Ecritures codées. Essais sur l’allégorie au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1991 ; et le numéro spécial de La Lecture littéraire, n° 4, L’Allégorie, Klincksieck, févr. 2000.
22 Voir J. Pépin, op. cit., pp. 75-80.
23 Michel Charles a ainsi pu montrer combien les dénégations de Rabelais concernant toute intention de sens, loin d’invalider le statut allégorique du texte, pouvaient au contraire relever d’une stratégie d’allégorisation sublime et d’appel à un scripteur transcendant. Voir M. Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Eds. du Seuil, 1977, pp. 33-58, « Une rhapsodie herméneutique ».
24 La Lune, op. cit., pp. 5-6.
25 Le burlesque surgit des télescopages figuraux entre la « lucarne » et la « gloire », entre Diane et la « platine », Apollon et le « trou » ; dans une variante, une autre rencontre burlesque s’effectue entre Bacchus et la mention d’une « enseigne » (voir ibid., note7).
26 Ibid., p. 6.
27 Le narrateur surenchérit en donnant une signification figurée au terme de « monde », basculant du sens astronomique (monde/globe) dans un sens politique (monde/terre habitée) : « Ainsi peut-être … se moque-t-on dans la lune de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. »
28 Née de l’esprit de « contradiction » (ibid., p. 7), cette « croyance burlesque » (ibid., p. 7) est provoquée par la « fantaisie » (ibid., p. 8) et la « fièvre chaude » (ibid., p. 9). Même si l’on sait les liens féconds que l’épicurisme rétablit, à l’encontre du cartésianisme, entre imagination et réflexion, il n’en reste pas moins que le tableau clinique est celui d’une « rêverie » (ibid., p. 9) placée sous le signe de Saturne autant que de la Raison.
29 Ibid., p. 11.
30 Voir Le Soleil, ibid. pp. 173-177.
31 Ibid., pp. 174-175. Dans la langue classique, la Fable (avec une majuscule) renvoie le plus souvent au corpus des fables mythologiques.
32 Voir ibid., p. 175. Les rêves d’envol et de chute sont décrits en termes de légèreté et de lourdeur (cf. ibid., p. 175-176), tandis que les obstacles sont assimilés à la matière (« caverne ») et leur dépassement à « un palais, où se composent la chaleur et la lumière ». Le lexique nous oriente vers une leçon de chimie.
33 Ibid., p. 177.
34 Voir par exemple dans La Lune, ibid., pp. 54-61, le discours de présentation du Démon de Socrate, rappelant qu’il s’est mis au service des hérauts de la vertu et de la science comme des alchimistes et des Rose-Croix ; voir, autre exemple, dans Le Soleil, ibid., pp. 210-212, les raisonnements sur l’absence de brûlure au contact du feu solaire, où cohabitent arguments atomistes, alchimiques et mythologiques (avec l’exemple de Phaéton). De façon générale, cette tissure d’arguments hétérogènes relevant à la fois d’un esprit critique et d’une démission critique, est un trait important de l’écriture dans Le Soleil.
35 La Lune, ibid., p. 7.
36 Le Soleil, ibid., p. 239.
37 Le Soleil, ibid., p. 277-278 : « Nous sommes en ta présence, tes yeux nous regardent, et tu ne nous vois pas ! … Or tu sauras qu’un grand aigle à qui… », « Mais mon dessein n’est pas de faire comprendre la lumière aux aveugles… »
38 Voir par exemple Le Soleil, ibid., p. 245 : « Mais écoute, et je te découvrirai comment toutes ces métamorphoses, qui te semblent autant de miracles, ne sont rien que de purs effets naturels. »
39 Voir Le Soleil, ibid., p. 278 : « … soyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, à tout le genre humain. » ; ou encore ibid., p. 319 : « … c’est un bien, pour les habitants de votre globe, d’avoir porté un homme qui lui puisse apprendre les merveilles du soleil, puisque sans vous ils étaient en danger de vivre dans une grossière ignorance… ».
40 La Lune, ibid., p. 34. Même lien de préfiguration mentionné (et tourné en dérision) entre le prophète Josué et le narrateur (La Lune, ibid., p. 11).
41 Voir Le Soleil, ibid., p. 225 : « Il acheva son récit de cette sorte ; mais après une conférence encore plus particulière de secrets fort cachés qu’il me révéla, dont je veux taire une partie, et dont l’autre m’est échappée de la mémoire, il me dit … »
42 La Lune, ibid., p. 49.
43 Ibid., p. 50.
44 La négligence dont il s’agit ici n’est pas assumée par un quelconque souci de garder le secret. Voir Le Soleil, ibid., p. 245-246 ; le discours du Solarien commence ainsi : « Mais écoute, et je te découvrirai comment toutes ces métamorphoses, qui te semblent autant de miracles, ne sont rien que de purs effets naturels. » Or, le narrateur se permet d’abréger ainsi le discours de révélation : « Il continua sa preuve, et l’appuya d’exemples si familiers et si palpables, qu’enfin je me désabusai d’un grand nombre d’opinions … »
45 Voir Le Soleil, ibid., p. 312 : « … j’entamai souvent tout exprès des matières savantes et curieuses, sur lesquelles je sollicitais sa pensée, afin de m’instruire. » On n’en saura pas plus. Voir aussi Le Soleil, ibid., p. 343 : « Ils se parlèrent longtemps, mais je ne pus être attentif à ce qu’ils se dirent réciproquement d’obligeant, tant je brûlais d’apprendre… »
46 Voir Le Soleil, ibid., p. 309 : « Le vieillard marchait toujours et moi je le suivais, attentif aux merveilles qu’il me débitait. » Débiter est ici à comprendre comme raconter à la suite, sans dimension péjorative.
47 Voir J. Pépin, op. cit., « L’allégorie avouée », pp. 131-144.
48 Le modèle de l’ekphrase, cette description poétique d’une peinture de scène mythologique, se trouve d’abord dans l’Iliade, avec le bouclier d’Achille ; une référence importante pour la Renaissance et le XVIIe siècle est le traitement – sophistique et herméneutique – que le genre enregistre avec les Tableaux de Platte-Peinture, traduits par Vigenère. Voir F. Graziani, Introduction, dans Philostrate, Les Images ou tableaux de Platte-peinture, trad. et commentaire de Blaise de Vigenère (1578), Paris, H. Champion, 1995.
49 M. Alcover pour sa part voit dans la « traduction » des noms (Le Soleil, op. cit., p. 302 : « … la bête à feu s’appelle salamandre, et l’animal glaçon y est connu par celui de remore ») un appel au « décodage » symbolique. Voir note ibid.
50 Voir M. Alcover, note, ibid., p. 306 : « …ce combat… continue à intriguer quasi tout le monde… ».
51 Voir les notes de notre édition, où figurent les références aux lectures alchimiques de Fucanelli, Canseliet ou Vledder. Pour ces références, voir la Bibliographie, ibid., pp. 553-594.
52 Voir Le Soleil, ibid., p. 241.
53 Ibid., p. 236.
54 M. Alcover relève avec raison tous les éléments que ne refusent de prendre en compte les lectures alchimiques. Voir ibid., note de la ligne 3312, p. 304, et note de la ligne 3365, p. 306.
55 Voir ibid., p. 304.
56 Voir La Lune, ibid., pp. 60-61.
57 Voir Le Soleil, ibid., pp. 212-213.
58 Pour aller vite en effet, La Lune semble obéir à une rhétoricité dominante, le narratif constituant en quelque sorte le lien qui permet de motiver vraisemblablement des situations de discours agonistiques, où deux dogmatismes s’affrontent (dogmatique, le narrateur l’est en effet autant quand il défend des thèses « modernes » face à M. de Montmagny que lorsqu’il défend l’aristotélisme lors de son procès lunaire) : La Lune s’apparente génériquement à un tissu de discours plus que de fables. Alors que, inversement, Le Soleil obéit à un régime d’écriture globalement poétique, le narrateur cessant d’être contradicteur pour être spectateur de merveilles et auditeur de vérités inouïes. Le Soleil se donne ainsi comme tissu de mythes structurellement motivés par des situations de communication mettant Dyrcona en position d’auditeur. L’effet de décalage entre les deux œuvres apparaît particulièrement quand on superpose les deux procès : à la structure fortement agonistique de la série de procès dans La Lune s’oppose l’absence quasi-totale de défense dans le procès des oiseaux, tant et si bien que la plaidoirie de l’accusation tourne à la diatribe à valeur démonstrative, au discours exemplaire.
59 Voir La Lune, pp. 38-40. Nous verrions volontiers dans ce nom d’allure judaïque ou alchimique le résultat d’une inversion syllabique (comme il en va pour Dyrcona), effectuée sur les trois premières lettres de l’alphabet : A-B-C donnant A-C-(A voyelle d’appui)-B. La forgerie patronymique elle-même démentirait alors l’intention de sens puisque Achab serait à l’humanité féminine ce que le b-a-ba est à l’enseignement.
60 Songeons, presque à la même date, à la Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry (dans la Clélie, histoire romaine, 1654-1669).
61 Notons que tous deux possèdent encore un intertexte commun : le Roland furieux de l’Arioste, puisque l’arrivée au Paradis est vraisemblablement une récriture du Chant XXXIV (même si le sommet de la montagne fait place à la Lune), tandis que le Lac du Sommeil se modèle sur la grotte du Sommeil où l’Archange Michel va quérir le Silence qui favorisera la victoire des francs à Paris (Chant XIV).
62 Voir Le Soleil, p. 324 : « Le poisson qu’elle nourrit [i.e., la rivière de l’Imagination], ce sont des remores, des sirènes et des salamandres. »
63 Voir La Lune, ibid., p. 323 : « les échos, qui se forment dans ses cavernes, répètent la parole jusqu’à plus de mille fois …Il s’y en voit d’autres [i.e. des monstres] plus furieux, qui ont la tête cornue et carrée, et à peut près semblable à celle de nos pédants. Ceux-là ne s’occupent qu’à crier… »
64 Ce burlesque des figures de rhétorique non « traduites », refermées sur le sens littéral, se retrouve tout au long de L’Autre Monde. Voir au début de La Lune (ibid., p. 12), la réponse du narrateur à question « … mais qui diable vous a mis en cet état ? » : « … je leur répartis, que le Diable ne m’avait point mis en cet état… » Au demeurant, ce burlesque proprement rhétorique marque la stylistique d’autres œuvres, comme Le Berger extravagant de Sorel, qui joue lui aussi sur le registre des expressions amoureuses dans le portrait de la belle Charité.
65 Voir F. Moureau, « Dyrcona exégète ou les réécritures de la Genèse selon Cyrano », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 3 / 4, 1997, pp. 261-268.
66 Voir La Lune, op. cit., pp. 31-33.
67 L’échelle de Jacob, mentionnée ibid., pp. 36-37.
68 Pour comprendre la portée de ce criticisme concernant les véhicules de l’âme, on peut se reporter avec fruit à toute une tradition, païenne et chrétienne, qui a réfléchi sur cette notion. Plotin, par exemple, a rejeté violemment, dans un passage connu, l’idée d’un quelconque véhicule (physique ou symbolique) pour gagner les cieux (voir Plotin, Enneads I, A.H. Armstrong, coll. Loeb, Cambridge, Massachusetts, 1989, Ennéade I, 6 (Traité du Beau), ch.8, pp. 256-259). Sur la tradition des véhicules spirituels de l’âme dans le néoplatonisme, voir S. Toulouse, De Platon à Proclus : les théories du véhicule de l’âme dans le néo-platonisme, Paris, éd. Vrin, 2005 (à paraître).
69 Voir Macrobe, Commentaire au songe de Scipion, L. I, éd. M. Armisen-Marchetti, Paris, Les Belles Lettres, 2001, 1, 2, 1-21, pp. 4-9.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christine Noille
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution