La Réserve : Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire
Poétique du jardin et poétique du lieu
Initialement paru dans : Poétique des lieux, Pascale Auraix-Jonchière et Alain Montandon (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 181-190
Texte intégral
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1 Le caractère plutôt didactique et « pratique » de cette intervention s’expl...
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2 Voir en ce sens les définitions qu’en proposent Oswald Ducrot et Tzvetan To...
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3 L’introduction de La Poétique de l’espace pose d’ailleurs d’emblée qu’il s’...
1Ce travail se propose moins d’établir une poétique du jardin, que de réfléchir, à travers le motif du jardin, à ce que peut être une poétique du (ou des) lieu(x)1. Le terme de « motif » me permet d’insister sur le fait que je considérerai ici l’espace fictionnel comme une construction littéraire. C’est en effet dans le sens d’un « faire » que j’entends ici la poétique2, plutôt que dans un sens bachelardien auquel je préfère réserver le terme d’« imaginaire »3. Cette approche nous conduira donc à interroger l’élaboration du lieu littéraire dans ses rapports avec la construction de l’espace fictionnel, mais aussi avec la stylistique, comme, précisément, avec l’imaginaire.
Imaginaire d’un lieu : le jardin
2Puisque c’est le jardin qui nous servira de fil directeur, il me faut commencer par une présentation rapide de ce qui le constitue comme lieu particulier. Ceci permet aussi de faire apparaître ce sur quoi se construit l’imaginaire d’un lieu : ses caractéristiques spatiales, d’une part, directement éprouvées (du moins théoriquement « éprouvables ») par le lecteur ; son feuilletage symbolique, fondé notamment sur des processus d’intertextualité, d’autre part.
3Le trait le plus spécifique du jardin est sans aucun doute la tension (la lutte) entre nature et artifice : c’est dans le motif du jardin à l’abandon que cet enjeu sera le plus clairement mis en scène, mais certains textes, en prise avec l’histoire de l’art des jardins, sont également de bons témoins de ce conflit (c’est le cas en particulier des récits de la fin du XVIIIe ou du début du XIXe siècle, qui réfléchissent sur le passage du jardin formel au jardin paysager, comme Julie ou la nouvelle Héloïse de Rousseau, Die Wahlverwandschaften [Les Affinités électives] de Goethe ou encore The Domain of Arnheim et Landor’s Cottage de Poe).
4Il répond par ailleurs à une topographie particulière, dont l’élément récurrent est la clôture (donc également les seuils). De ces éléments découlent non seulement des motifs, mais surtout des contraintes dont la fiction peut jouer : le jardin apparaît ainsi le plus souvent, de l’intérieur, comme un lieu isolé, protégé et protecteur, de ce fait comme un espace de liberté ; de l’extérieur, dans la mesure où il est clos, comme un espace interdit et tentateur.
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4 Outre la Genèse, II, voir Ezéchiel, 28, 13-14 et 47, 12.
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5 Pour les variantes du mythe, voir par exemple Robert Graves, Greek Myths, L...
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6 Sur les parallèles et les influences possibles entre les traditions bibliqu...
5Mais le jardin littéraire repose aussi sur un substrat mythologique (lui-même sans aucun doute influencé par les éléments constitutifs du jardin que sont l’artificialité et la clôture) à partir duquel la fiction travaille. Les deux mythes les plus importants pour la culture européenne, celui de l’Éden4 et celui des Hespérides5 (mais l’on ne peut ignorer des recoupements possibles avec d’autres mythes gréco-latins, comme celui de l’Âge d’or ou du Royaume des morts6, plus tard enrichis par les apports de l’Islam), mettent en évidence des schèmes communs : celui de l’écart, celui de l’interdit (donc de la tentation et de la faute), celui de la surveillance. Ces deux fables font aussi du jardin le lieu où éprouver le pouvoir du sacré, usage qui repose sur sa valeur de microcosme de la création divine. Sont ainsi fixées une topographie et une temporalité particulières : cheminement d’un seuil vers un centre, expérience des saisons ou, au contraire, leur abrogation.
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7 Rappelons que le locus amœnus n’est au sens propre pas un jardin, mais un «...
6C’est sur ce substrat que se constitue le topos du jardin dans la littérature, dont on peut, sans développer, rappeler la variété et l’historicité : la tradition bucolique, liée au motif du locus amœnus7 ; la tradition allégorique et initiatique (le Roman de la Rose, plus tard le Songe de Poliphile par exemple) qui allie, sans doute sous l’influence de l’Islam, spiritualité et sensualité (le motif du jardin d’amour) ; la tradition magique, propagée, par exemple, par les récits chevaleresques italiens à la Renaissance (Boïardo, Ariosto, Tasso) ; la tradition utopique, que développe en particulier le XVIIIe siècle ; la tradition mélancolique, qui est celle des XIXe et XXe siècles, plus morbide à la fin du XIXe, plus intimiste au XXe, etc. Ces approches, bien sûr, ne s’excluent pas, mais construisent plutôt des effets de plus en plus complexes d’intertextualité, à laquelle s’ajoutent sans cesse l’intertexte mythologique et la réécriture biblique (chez Milton ou Zola, par exemple). Chacune de ces approches s’appuie par ailleurs sur la topologie propre au jardin.
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8 Gaston Bachelard, op. cit., p. 8.
7Le topos littéraire superpose ainsi le savoir vécu et le savoir transmis, à partir desquels se construit cette « intersubjectivité » dont parle Bachelard8. Ces aspects, sur lesquels s’élabore l’imaginaire, ne sont néanmoins pas suffisants pour rendre compte de la construction de l’espace dans le texte littéraire.
Poétique de l’espace fictionnel
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9 Dans le détail, d’autres textes auraient peut-être parfois été plus caracté...
8Pour simplifier l’analyse, je me fonderai sur le corpus de jardins rencontré chez Hugo dans Les Misérables (1862)9, dont la variété permet de montrer la multiplicité des traitements possibles. Quantitativement, la présentation va de quelques mots à plusieurs pages, ce qui invite à distinguer plusieurs manières d’introduire un lieu dans la fiction :
9Au livre V (ch. 4) de la troisième partie, le jardin de Monsieur Mabeuf est évoqué en une dizaine de lignes : la seule précision est celle d’un « jardin clos d’une haie avec puits » [vol. 2, p. 274] ; quelques lignes plus bas, c’est par le travail qu’il exige (piocher) que le jardin est mentionné. Le jardin de Monsieur Mabeuf est pourtant pour celui-ci d’une importance capitale (il collectionne les herbiers et cherche à produire de l’indigo) ; néanmoins, le texte se contente de ces brèves mentions qui ne comportent quasiment aucun élément descriptif.
10Au livre III (ch. 2) de la même partie, le lecteur est amené à découvrir le jardin de Georges Pontmercy à Vernon. À peine un peu plus long (une trentaine de lignes), le passage se construit de manière analogue : quelques vagues éléments de topographie (la petitesse, la situation entre rivière et demeure), les actions propres au jardinage (« Dès le point du jour, en été, il était dans ses allées, piquant, taillant, sarclant, arrosant, marchant au milieu de ses fleurs… » [vol. 2, p. 189]), à quoi s’ajoute la précision des fleurs qui y sont cultivées, tulipes et dahlias (fleurs exotiques à l’époque, dont l’acclimatation et surtout l’hybridation restaient problématiques).
11Ces deux passages présentent donc comme caractéristique commune l’absence de description, ou du moins, dans le cas du jardin de Vernon, la neutralité des brefs et rares éléments descriptifs. Ils me semblent illustrer deux des modes par lequel l’espace fictionnel peut intervenir dans le texte : la simple mention du lieu (un jardin), voire son évocation détournée par le biais des actions qui le caractérisent (le jardinage). La description, je crois important d’insister sur ce point, n’est ainsi nullement nécessaire à la construction du lieu dans le texte.
12À l’inverse, on trouve dans Les Misérables de véritables descriptions de jardins. Au livre I (ch. 6 et 13) de la première partie, le lecteur avait déjà rencontré le jardin de Monseigneur Myriel :
Le jardin un peu gâté par les constructions assez laides dont nous avons parlé, se composait de quatre allées en croix rayonnant autour d’un puisard ; une autre allée faisait le tour du jardin et cheminait le long du mur blanc où il était enclos. Ces allées laissaient entre elles quatre carrés bordés de buis. Dans trois, madame Magloire cultivait des légumes ; dans le quatrième, l’évêque avait mis des fleurs. Il y avait çà et là quelques arbres fruitiers. [vol. 1, p. 73]
13Si la présentation en est un peu plus longue, elle reste relativement évasive. À la différence des deux exemples précédents, cependant, nous avons une idée assez précise de l’agencement des lieux.
14C’est le cas également du verger d’Hougomont au Livre I (ch. 2) de la deuxième partie, dont « la première partie est un jardin, la deuxième est le verger, la troisième est un bois ». La description y est plus explicitement spatialisée :
Ces trois parties ont une enceinte commune, du côté de l’entrée les bâtiments du château et de la ferme, à gauche une haie, à droite un mur, au fond un mur. Le mur de droite est en brique, le mur du fond est en pierre. On entre dans le jardin d’abord. Il est en contre-bas […]. On monte quelques marches, et du jardin on passe dans le verger proprement dit. [vol. 1, p. 408-409]
15Le texte s’attarde également sur quelques détails de la décoration, même si l’enjeu du chapitre, nous y reviendrons, tient au drame qui s’est passé en ces lieux.
16Le jardin du Petit Picpus (Livre V, ch. 6 et Livre VI, chap. 8 de la deuxième partie) est traité de manière assez similaire, mais un peu plus détaillée :
Ce jardin était d’une forme oblongue, avec une allée de grands peupliers au fond, des futaies assez hautes dans les coins, et un espace sans ombre au milieu, où l’on distinguait un très grand arbre isolé, puis quelques arbres fruitiers tordus et hérissés comme de grosses broussailles, des carrés de légumes, une melonnière […] et un vieux puisard. Il y avait çà et là des bancs de pierre qui semblaient noirs de mousse. Les allées étaient bordées de petits arbustes sombres, et toutes droites. [vol. 2, p. 24]
17Dans ces trois cas, le jardin sert de cadre à des actions précises (la méditation, la guerre, le travail) sur lesquelles le texte s’attarde après avoir, assez sommairement en fait, précisé le décor. On notera néanmoins l’importance accordée aux adverbes de lieu : il s’agit essentiellement de mettre en place une topographie, le plus souvent (mais pas nécessairement) importante pour l’action, tout en donnant une vague idée de l’ambiance. Ce mode peut être développé de manière beaucoup plus précise, en adoptant un point de vue panoramique, ou encore par un parcours : c’est ce que propose par exemple Zola dans La Faute de l’Abbé Mouret (1875), où le Paradou est d’abord perçu dans son ensemble (la description est alors construite à partir d’adverbes qui orientent le regard), puis au gré de promenades, chaque lieu faisant l’objet d’un chapitre indépendant.
18Enfin, le texte de Hugo accorde une plus large place au Jardin du Luxembourg (en particulier Livre I, ch. 16 de la cinquième partie) et au jardin de la rue Plumet, où vivent Jean Valjean et Cosette (le chapitre 3, livre III de la quatrième partie lui est entièrement dévolu, et sa présentation s’étend au chapitre 4, pour reprendre au chapitre 1 du livre 8). La description, dans les deux cas, tient à peine compte de la géographie des lieux, mais s’attarde sur la flore et la faune, et est envahie par les images ; ainsi le jardin de la rue Plumet
… n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale, c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.
En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide […] les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. [vol. 2, p. 481]
19Il ne s’agit pas pour l’instant de nous intéresser à la nature de ces images, mais de constater que le régime descriptif est ici complètement différent des extraits précédents : l’intérêt ne porte plus sur la topographie, même si celle-ci reste plus ou moins explicitement présente (le motif de la clôture, par exemple), ni même à proprement parler sur une ambiance ; c’est l’esprit du lieu qui est ici convoqué, traité de manière indépendante, douant le jardin d’une vie propre, permettant des effets d’étrangeté par le biais des métaphores, jouant sur les symboles et l’épaisseur imaginaire.
20Ces échantillons confirment qu’il existe plusieurs manières d’introduire un lieu dans le texte, pour lesquelles je suggérerai les distinctions et intitulés (peu satisfaisants, j’en suis consciente) suivants :
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l’allusion ne mentionne pas le lieu, mais une activité qui lui est liée (arroser, marcher, etc.) ;
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la mention précise simplement le type de lieu concerné ;
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la description, composée à partir d’un point de vue panoramique ou itinérant, peut être impressionniste ou plus objective (énumérative, voire taxinomique dans le cas du jardin) ;
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l’évocation travaille plutôt sur l’intertextualité et l’imaginaire.
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10 Pour une étude détaillée du fonctionnement et des fonctions de la descript...
21Seule la description propose au lecteur une approche contrainte, puisque le lieu est composé, proposé par le texte10. Les deux premiers modes d’approches, n’offrant aucun détail, reposent au contraire sur la seule participation du lecteur, qui plaque « son » image du jardin sur le texte. C’est de ces derniers cas de figure qu’il faudrait rapprocher le topos : la description du jardin sur le mode du locus amœnus, par exemple (des bosquets, une pelouse émaillée de fleurs, la brise, l’eau courante, le chant des oiseaux), ne donne pas plus à voir que la mention ou l’allusion ; la différence tient sans doute au fait que le topos n’incite même pas à une reconstruction individuelle, mais repose sur une image conceptuelle et quasi lexicalisée qui reste abstraite. L’évocation, quant à elle, relève des deux tendances, puisqu’elle repose sur un ou plusieurs effets suggestifs, plutôt que descriptifs, à partir desquels le lecteur se construit, moins une image du lieu, qu’une idée des impressions et des associations qu’il fait naître.
22Entre « montrer » et « évoquer », le rapport de l’espace fictionnel à un référent « réel » est, on le voit, des plus complexes : non seulement celui-ci peut être totalement singularisé, mais le texte peut même chercher à détourner le lecteur de toute tentative d’appropriation par l’expérience. À cet usage, les écrivains disposent de procédés (le recours aux pluriels, aux indéfinis ou encore à la comparaison, le refus d’une temporalité vraisemblable, etc.) pour inscrire dans le texte la volonté d’échapper à la représentation mimétique par un effet de déréalisation, fondé sur l’indétermination ou la surdétermination. Construire un lieu dans le récit ne signifie donc pas nécessairement « donner à voir », ni décrire, mais plutôt composer par le langage et dans le texte un espace pour l’action (sur le mode événementiel ou sur le mode symbolique), qui repose sur la mise en place d’une topographie dans laquelle les personnages pourront déambuler, et donc le lecteur se repérer. Cela implique un lexique particulier : des adverbes de lieu pour permettre la localisation, l’orientation ; des adjectifs qualificatifs pour la description ; éventuellement un lexique spécialisé (ici, la botanique, l’architecture des jardins) plus ou moins riche ; par ailleurs, et cela peut suffire, des verbes indiquant les mouvements, éventuellement les perceptions, témoigneront de l’expérience que les personnages ont de l’espace. Cette construction fait appel aux références du lecteur (références externes ou intertextuelles), en le contraignant à des degrés divers.
Poétique du jardin
23Ces divers procédés valent pour tous les espaces fictionnels. Mais un jardin n’est ni une ville, ni un désert : la poétique du lieu littéraire doit donc également tenir compte des éléments spécifiques qu’impose chaque lieu, puisque tous contiennent un champ métaphorique plus ou moins riche, et contraignent, par leurs caractéristiques spatiales, comme par l’imaginaire qui leur est lié, certaines modalités de représentation, mais aussi certaines situations.
24Le jardin sous-tend ainsi la déclinaison complexe d’une série de motifs imposés par sa nature et par la valeur imaginaire que celle-ci fait naître :
25— lieu des origines, il pourra à la fois représenter un espace idéal, propice en particulier à la méditation sur la Création / création (« Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n’était-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses œuvres les plus charmantes et dans ses œuvres les plus sublimes » explique Hugo à propos du jardin de monseigneur Myriel [1ère partie, Livre I, chap. 13 / vol. 1, p. 111]) ou cadre privilégié de l’enfance (c’est l’une des fonctions du Luxembourg dans le texte d’Hugo) et / ou du souvenir ;
26— lieu d’une intervention de l’homme sur la nature, il attestera sa puissance démiurgique (« À force de travail, de persévérance, d’attention et de seaux d’eau, il [Georges Pontmercy] avait réussi à créer après le créateur, et il avait inventé de certaines tulipes et de certains dahlias qui semblaient avoir été oubliés par la nature » [3e partie, Livre III, chap. 2 / vol. 2, p. 189]), mais aussi son hubris ;
27— lieu clos, il représentera un espace de transgression, par rapport à l’ordre moral (il permet en particulier l’apprentissage de la sensualité, comme en témoigne par exemple le jardin de la rue Plumet dont « la végétation lascive et vigoureuse tressaillait pleine de sève et d’ivresse » autour de Cosette et de Marius adolescents [4e partie, Livre VIII, chap. 1 / vol. 3, p. 37]) ou à l’ordre social (le jardin comme cadre de l’utopie).
28Ces effets ne reposent pas sur la seule description : ils sont en quelque sorte véhiculés par le jardin lui-même, tous contenus de manière latente, mais suffisante, dans sa simple mention, et susceptibles d’être plus ou moins explicitement utilisés.
29S’il est ainsi évident que le lieu (et l’imaginaire qui en découle) induit des spécificités thématiques, on ne saurait cependant oublier que son traitement dépend aussi d’enjeux esthétiques contextuels. Selon les époques, telle ou telle de ses valeurs métaphoriques pourra donc être privilégiée : la fin du XIXe siècle, par exemple, s’attachera à faire du jardin un espace morbide et macabre propre à illustrer une conception pessimiste de l’Histoire comme décadence (Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau, en 1892, dont le titre souligne la volonté de détournement, en est sans doute l’exemple type, mais on trouve cet usage de l’antithèse dans le texte d’Hugo, où le verger d’Hougomont, « sensible comme un autre au mois de mai » [2e partie, Livre I, chap. 2 / vol. 2, p. 409], a servi de cadre à l’un des épisodes les plus meurtriers de la bataille de Waterloo).
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11 Joris-Karl Huÿsmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884, Paris, Gallimard...
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12 Cette approche pourrait sans doute être pour les mêmes raisons étendue à c...
30Ainsi, chaque époque choisit ses lieux et en exploite les caractéristiques de manière à mettre en évidence ses propres critères idéologiques et esthétiques : le jardin fin-de-siècle, par exemple, permettra de défendre une esthétique du factice qui illustre le mot d’ordre de Huÿsmans, « la nature a fait son temps »11. Sans doute serait-on donc aussi fondé à parler d’une « poétique du jardin décadent », face à une « poétique du jardin romantique », par exemple, qui reposent, certes, sur un certain nombre de traits communs, mais qui sélectionnent, à l’intérieur d’un ensemble clos de possibilités, les traits qui conviennent le mieux au « paysage » que chaque époque cherche à construire : en ce sens, la poétique serait d’abord, ou tout au moins aussi, l’étude de l’application d’une esthétique12.
31Mais l’écriture d’un lieu impose aussi des procédés appropriés à sa nature. Il y a donc des procédés stylistiques plus spécifiques au jardin : espace foisonnant et en constante métamorphose, le plus souvent fragmenté (puisque composé d’une multiplicité de lieux), volontiers labyrinthique (ce qui met en évidence sa nature microcosmique), sa description, lorsqu’elle existe, doit rendre compte de cette abondance. Outre l’inventaire, éventuellement très spécialisé, de ses éléments constitutifs, l’énumération, les pluriels, mais aussi toutes les figures de l’amalgame, comme la métaphore ou l’oxymore, ainsi que le recours aux antithèses seront des outils privilégiés. Là encore, les enjeux esthétiques peuvent influencer les choix : l’impressionnisme privilégie l’adjectif, le naturalisme aime les listes.
32Y a-t-il pour autant une écriture propre au jardin ? Sans doute ces procédés valent-ils pour d’autres lieux (la description d’une ville, par exemple, peut reposer sur des techniques similaires) : ce sont alors peut-être plutôt les isotopies qui assureront les différences (la vitalité, voire l’érotisme pour le jardin, par exemple). Pris dans son ensemble, on peut néanmoins considérer qu’il y a là une « écriture » du jardin, qui repose sur la concordance entre le lieu, les procédés d’écriture et les registres qui se prêtent le mieux à l’évoquer ou à le décrire, à en faire jouer toute la complexité.
33Il faut de même insister sur le rapport existant entre le lieu et le texte dans lequel il s’inscrit : la nature du lieu peut en particulier influencer la structure narrative. C’est sans doute ce qui explique que le jardin se prête aux récits initiatiques : le parcours, construit sur une succession d’étapes, est une métaphore spatialisée de l’apprentissage ; après les grands récits médiévaux et renaissants, La Faute de l’Abbé Mouret de Zola, Le Jardin des supplices de Mirbeau, par exemple, répondent à ce schéma.
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13 Voir l’étude d’Annie Clément-Perrier, Claude Simon. La Fabrique du jardin,...
34Mais au-delà de cet intérêt narratif, la structure du texte peut viser à rendre compte au plus près de la structure du lieu : la technique de l’alternance ou de l’emboîtement, à l’œuvre par exemple dans le texte de Mirbeau, et que Claude Simon privilégiera13, permet ainsi de rendre compte, par l’écriture, de la topographie particulière du jardin, constitué d’un ensemble de lieux, une sorte de « forme-jardin » où la poétique du lieu vise à l’adéquation de l’espace évoqué et de la forme du texte.
35Le jardin, dont la spécificité tient aux tensions qui le caractérisent à la fois comme espace (entre extérieur et intérieur, paysage et architecture, et plus généralement entre nature et culture) et d’un point de vue imaginaire (entre idéal et péché, entre temporalité cyclique, dégradation entropique et atemporalité, etc.), permet donc d’envisager plus clairement le départ entre ce qui relèverait d’une poétique du lieu, qui s’intéresserait à l’écriture de l’espace fictionnel et s’abstrairait de la référence, et une poétique des lieux, spécifique et non généralisable, qui intègrerait l’imaginaire, mais aussi les caractéristiques du lieu de référence, et se préoccuperait à la fois de la valeur métaphorique et des caractéristiques de sa description, comme des enjeux esthétiques, fluctuants, qui en déterminent les choix.
Notes
1 Le caractère plutôt didactique et « pratique » de cette intervention s’explique par sa présentation dans le cadre d’une journée de D.E.A.
2 Voir en ce sens les définitions qu’en proposent Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, éd. du Seuil, 1972, ainsi que Tzvetan Todorov, Poétique. Qu’est-ce que le structuralisme ?, tome 2, Paris, éd. du Seuil, 1968.
3 L’introduction de La Poétique de l’espace pose d’ailleurs d’emblée qu’il s’agit d’étudier « l’imagination poétique » (Gaston Bachelard, Paris, P.U.F., 1957, rééd. coll. « Quadrige », 1992, p. 1).
4 Outre la Genèse, II, voir Ezéchiel, 28, 13-14 et 47, 12.
5 Pour les variantes du mythe, voir par exemple Robert Graves, Greek Myths, London, Cassel & Cie, 1958.
6 Sur les parallèles et les influences possibles entre les traditions bibliques et gréco-latines, voir en particulier Jean Delumeau, Une histoire du Paradis, Paris, Fayard, 1992, ainsi que, pour une étude plus littéraire, Ernst Robert Curtius, Europaïsche Literatur und lateinische Mittelalter, Berne, Francke, 1948.
7 Rappelons que le locus amœnus n’est au sens propre pas un jardin, mais un « morceau de belle nature ». Sur cet aspect, voir l’ouvrage de Curtius cité ci-dessus.
8 Gaston Bachelard, op. cit., p. 8.
9 Dans le détail, d’autres textes auraient peut-être parfois été plus caractéristiques, mais il était tentant et pratique de proposer l’analyse à partir d’occurrences tirées d’un texte unique. Je n’ai pas non plus utilisé tous les jardins que l’on trouve dans Les Misérables. Je tiens à remercier Madame Françoise Chenet-Faugeras de m’avoir autorisée à reprendre ses travaux, en particulier les pages consacrées au jardin dans son étude Les Misérables, ou « l’espace sans fond », Paris, Nizet, 1995.
10 Pour une étude détaillée du fonctionnement et des fonctions de la description, voir Philippe Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993 (réédition de Introduction à l’Analyse du Descriptif, 1981).
11 Joris-Karl Huÿsmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884, Paris, Gallimard, coll. » Folio », 1977, chap. 2, p. 107. Ceci est à rapprocher des théories que développe Oscar Wilde dans Intentions (London, Osgood, Mc Ilvaine & Cie, 1891), en particulier dans The Decay of Lying.
12 Cette approche pourrait sans doute être pour les mêmes raisons étendue à chaque auteur : le jardin gidien, par exemple, n’est pas tout à fait le même que le jardin proustien, bien qu’ils soient contemporains.
13 Voir l’étude d’Annie Clément-Perrier, Claude Simon. La Fabrique du jardin, Paris, Nathan, 1998.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Krzywkowski
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA