La Réserve : Livraison du 05 novembre 2015

Cécile Lignereux

Les mots de l’idolâtrie dans les lettres de Mme de Sévigné

Initialement paru dans : M. Daumas (dir.), Amour divin, amour mondain dans les écrits du for privé de la fin du Moyen-Âge à 1914, Pau, Cairn, 2011, p. 203-219

Texte intégral

  • 1 Les citations des lettres de Mme de Sévigné, données entre parenthèses au f...

1Que la correspondance de Mme de Sévigné soit l’un des écrits du for privé privilégiés pour prendre la mesure de l’angoisse suscitée par le déchirement, dans l’âme chrétienne, entre l’amour humain et l’amour de Dieu n’est plus à démontrer. Qu’elles avouent le caractère sacrilège des sentiments pour une fille à qui Mme de Sévigné pense « comme on devrait penser à Dieu, si l’on était véritablement touché de son amour » (21 juin 1671 : I, 276)1 ou qu’elles expriment l’angoisse occasionnée par l’impuissance à vaincre une passion que la marquise reconnaît être « un empêchement à la dévotion » et « un obstacle au salut » (26 juin 1671 : I, 741), nombreuses sont les lettres qui font écho à l’inquiétude spirituelle qu’engendre l’incapacité de préférer Dieu à une créature terrestre. De fait, le départ de Mme de Grignan pour la Provence révèle à la marquise non seulement l’intensité de la manière d’aimer maternelle, mais encore la gravité de sa faute à l’égard de Dieu. Les tourments qu’occasionnent chez l’épistolière la prise de conscience de l’impossibilité de placer le Créateur avant la créature, avoués avec une touchante simplicité,

Un peu de dévotion et d’amour de Dieu mettraient ce calme dans mon âme ; ce n’est qu’à cela seul que vous devez céder. (29 mai 1675 : I, 718)

Fiez-vous un peu à moi, et me laissez vous aimer jusqu’à ce que Dieu vous ôte un peu de mon cœur pour s’y mettre ; c’est à lui seul que vous céderez cette place. (5 juin 1675 : I, 723)

  • 2 Sur les points de convergence entre piété religieuse et dévotion maternelle...

dressent de la marquise un portrait spirituel qui atteste une convergence remarquable entre d’une part, une réalité affective et psychologique – une tendresse maternelle passionnée – et d’autre part, un thème théologique bien attesté – celui de l’idolâtrie2.

  • 3 R. Duchêne, Mme de Sévigné, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Les écrivain...

2Indéniablement, c’est à la spiritualité de Port-Royal que la dialectique de l’amour divin et de l’amour mondain, telle que l’expérimente avec douleur Mme de Sévigné, doit ses plus riches soubassements : « le conflit de la créature préférée au Créateur, c’est la chrétienne janséniste qui l’a ressenti3 ». Ce n’est pas un hasard si c’est Arnaud d’Andilly qui, quelques mois après le départ de Mme de Grignan, prononce le verdict d’idolâtrie,

[…] il me dit que j’étais folle de ne point songer à me convertir ; que j’étais une jolie païenne ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur ; que cette sorte d’idolâtrie était aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle me parût moins criminelle ; qu’enfin je songeasse à moi. (29 avril 1671 : I, 238)

qui ne manque pas d’aviver le sentiment de culpabilité d’une chrétienne aussi sincère qu’incapable d’être aussi « dévote » qu’elle le voudrait :

Une de mes grandes envies, c’est d’être dévote […]. Je ne suis ni à Dieu, ni au diable ; cet état m’ennuie, quoiqu’entre nous je le trouve le plus naturel du monde. On n’est point au diable, parce qu’on craint Dieu et qu’au fond on a un principe de religion ; on n’est point à Dieu aussi, parce que sa loi est dure et qu’on n’aime point à se détruire soi-même. Cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m’inquiète point du tout ; j’entre dans leurs raisons. Cependant Dieu les hait ; il faut donc en sortir, et voilà la difficulté. (10 juin 1671 : I, 271)

  • 4 Parmi une abondante bibliographie, signalons les travaux déjà anciens de Sa...

  • 5 Contentons-nous de rappeler les principales prises de position sur la quest...

  • 6 R. Duchêne, Mme de Sévigné, op. cit.

  • 7 C. Lignereux, « Imaginaire augustinien et tendresse maternelle dans les let...

De nombreux travaux, issus d’horizons épistémologiques variés, se sont d’ailleurs attachés à définir les options spirituelles de la marquise, qu’ils étudient l’engouement du milieu auquel appartient Mme de Sévigné pour les idées diffusées par Port-Royal4, qu’ils s’interrogent sur l’orthodoxie janséniste de la marquise5, qu’ils reconstituent les linéaments psychologiques de son cheminement spirituel6, ou qu’ils élucident les enjeux rhétoriques de l’intertextualité augustinienne7.

  • 8 Ph. Sellier, « Pascal : imaginaire et théologie » [2002], repris dans Essai...

  • 9 Ibid., p. 177-178.

  • 10 Id.

3Déjà soumise à un questionnement pluri-disciplinaire apte à faire dialoguer historiens, théologiens et spécialistes de l’épistolaire, la concurrence entre l’amour qu’éprouve Mme de Sévigné pour une créature et l’amour qu’elle sait devoir au Créateur mérite encore de faire l’objet d’une investigation capable de concilier enquête lexicale, perspective théologique et démarche anthropologique. Analyser les choix lexicaux au moyen desquels Mme de Sévigné leste le thème théologique de l’idolâtrie de tout le poids de son expérience existentielle permet de cerner, au plus près du texte épistolaire, « le rapport entre une puissante théologie et un imaginaire singulier8 ». Car telle est notre hypothèse, dans le sillage méthodologique frayé par Ph. Sellier : tout au long de la correspondance avec Mme de Grignan, si le lexique de l’idolâtrie acquiert une telle densité tragique, c’est parce que la « vision du monde » catholique dont hérite Mme de Sévigné entre « en collision avec un univers imaginaire tout autre », au point de produire « des dérives, des inflexions inattendues9 ». Considérer « le surcroît de force conféré par une harmonie exceptionnelle entre théologie reçue et imaginaire personnel10 » revient d’une part, à se donner les moyens d’échapper aux apories psychologisantes sur lesquelles débouche inévitablement la question de la sincérité de l’épistolière et d’autre part, à prendre la mesure de la labilité fondamentale de lexies saturées d’expressivité, tant elles opèrent une constante mise en tension de l’art d’aimer galant et de la spiritualité catholique.

  • 11 Ph. Sellier, « Sur le tragique épistolaire », dans Correspondances. Mélang...

4C’est dans la gestion de « vocables dont, au XVIIe siècle, le sémantisme oscille entre la séduction mondaine et la condamnation théologique11 » que l’expression de l’écartèlement de Mme de Sévigné entre amour mondain et amour divin trouve l’un de ses principaux fondements stylistiques. Pour suggérer la puissance des liens qui l’attachent à la créature, et la dépendance peccamineuse qui en résulte, Mme de Sévigné emploie des termes qui, s’ils peuvent sembler de prime abord fortement laïcisés en raison de leur acclimatation au lexique galant, sont en réalité riches d’implications religieuses. Sous la plume d’une épistolière souffrant de n’être, en dépit de ses bonnes résolutions et de ses lectures pieuses, qu’« une petite dévote qui ne vaut guère » (15 janvier 1690 : III, 810), de nombreux termes se teintent autant d’une vérité affective que d’une vérité spirituelle, conférant au concept théologique d’idolâtrie une densité existentielle concrète et singulière.

L’idolâtrie comme dépendance (lien, liaison, attachement)

5Particulièrement aptes à suggérer la congruence parfaite entre une expérience émotionnelle douloureusement vécue par l’épistolière (la passion maternelle) et un état spirituel dûment conceptualisé par les théologiens (l’idolâtrie), les termes de lien

J’ai des liens de tous côtés, mais surtout j’en ai un qui est dans la moelle de mes os ; et que fera là-dessus M. Nicole ? Mon Dieu, que je sais bien l’admirer ! mais que je suis loin de cette bienheureuse indifférence qu’il veut nous inspirer ! (1er novembre 1671 : I, 373)

Adieu, ma chère. Continuez de m’aimer ; je ne vous dis point de quelle manière vous possédez mon cœur, et par combien de liens je suis attachée à vous. (22 mars 1676 : 258)

et de liaison

Je vous aime d’une telle manière que mon cœur n’est plein que de vous, et toute ma vie se règle sur cette unique chose, et tout y a rapport et rien ne se résout et ne se range que dans cette vue. J’en ai eu des démêlés non pas avec l’Abbé, car il comprend cette liaison mieux que je ne pensais. Mais enfin, sans m’expliquer plus clairement, je ne puis rien placer devant vous. Je ferai cet été tout le mieux que je pourrai pour rajuster mes affaires, mais je veux être dépendante toute ma vie de vos desseins et de vos arrangements ; je vous mets devant toutes choses. (28 février 1680 : II, 850)

  • 12 Dans son dictionnaire de 1690, Furetière précise que liaison « se dit figu...

produisent en contexte des syllepses de sens qui suggèrent le déchirement de l’épistolière entre d’une part, le désir de vivre pleinement la tendresse superlative pour sa fille et d’autre part, la volonté de renoncer à ce qui la détourne de Dieu. Si ces deux lexies s’avèrent particulièrement expressives, c’est bien parce que leur sens propre reste prégnant derrière leur sens figuré12. Notons au passage que Mme de Sévigné, sans doute trop consciente de la charge théologique de ces termes, non seulement ne les emploie que rarement pour désigner sa relation avec sa fille, mais encore prend généralement soin de les assortir de précautions énonciatives (discours rapporté, prétérition) propres à mettre à distance la gravité de la confidence. En effet, la proclamation des évidences du cœur, aussi imprégnée de réminiscences galantes fût-elle, ne fait jamais oublier à Mme de Sévigné sa hantise d’un attachement idolâtre.

  • 13 L’émergence de l’idéal de la tendresse au XVIIe siècle est désormais bien ...

  • 14 Soucieux d’épingler les tics de langage à la mode, Ch. Sorel souligne que ...

  • 15 Dans son dictionnaire de 1680, Richelet donne du terme atache deux signifi...

  • 16 C’est ce que montrent les exemples qui illustrent la définition de l’attac...

  • 17 Voir A. Saudreau, article « Attaches imparfaites », dans le Dictionnaire d...

  • 18 C’est ce que souligne R. Bady : « Passionnées comme elles le sont souvent,...

6Parmi les vocables désignant la dépendance coupable à l’égard d’une créature il en est un qui, plus que tout autre, se situe à l’interférence entre la casuistique amoureuse caractéristique du courant galant et les spéculations théologiques : celui d’attachement – même s’il a largement été banalisé par la mode de l’amitié tendre, telle que l’a promue et valorisée Mlle de Scudéry13, au point d’agacer quelques contemporains14. Lorsque Mme de Sévigné emploie ce mot pour suggérer la toute-puissance de l’affection maternelle, elle ne manque pas de jouer sur les possibilités offertes par les valeurs connotatives instables et plurielles d’un terme qui, considéré au figuré, articule étroitement d’une part, un sémantisme ancré dans les réflexions galantes autour d’un art d’aimer idéal (l’attachement, défini par Richelet comme « passion, ardeur, zèle », s’enracine dans l’exigence de fidélité) ; d’autre part, une signification morale (l’attachement et l’attache15, donnés comme synonymes de manière plus ou moins explicite par les dictionnaires de l’époque, désigne un engagement plein et entier, généralement jugé excessif16) ; et enfin, un arrière-plan spirituel (l’attache désigne ce qui détourne de Dieu, retient au monde et empêche la conversion17 – notamment chez François de Sales18). C’est ainsi que tantôt Mme de Sévigné confère au terme, employé au voisinage d’autres noms de sentiments, une connotation nettement méliorative, en parfaite conformité avec la doxa galante ;

Je vous aime avec une tendresse infinie. Vous m’êtes chère par mille endroits. Je suis tout occupée de vous et de votre santé. Jamais il ne s’est vu un attachement si naturel et si véritable que celui que j’ai pour vous. (1er mai 1671 : I, 243)

Ma bonne, ce que je sens là-dessus est très conforme à la tendresse et à l’attachement que j’ai pour vous ; il n’y a rien de si aisé à comprendre. (30 janvier 1680 : II, 820)

[…] et je vous embrasse, ma chère bonne, avec une sorte d’amitié et d’attachement qui n’est pas ordinaire, et que vous méritez. (24 décembre 1688 : III, 444)

tantôt utilise le sens dénotatif du terme pour expliquer les mécanismes psychologiques et moraux qui motivent l’intensité de ses sentiments ;

J’aime tout en vous, et même votre beauté, qui n’est que le moindre de mes attachements ; vous avez un cœur qu’on ne saurait trop aimer, trop adorer. (18 octobre 1688 : III, 369)  

tantôt exploite sa connotation péjorative, liée à la condamnation théologique des attaches auxquelles l’âme authentiquement fidèle à Dieu doit renoncer :

Et les peines qui sont attachées à la tendresse que j’ai pour vous, étant offertes à Dieu, font la pénitence d’un attachement qui ne devrait être que pour lui. (3 avril 1680 : II, 891)

Il n’est donc guère surprenant que le terme d’attachement, en vertu de son ambiguïté connotative, puisse opérer une transition entre les préoccupations spirituelles et les exigences affectives de la marquise, comme le montre ce passage dans lequel Mme de Sévigné, comblée par les marques d’affection de sa fille, prend ses distances, grâce à une casuistique amoureuse imprégnée de réminiscences galantes, à l’égard de la condamnation catholique de tout attachement, au point de célébrer les vœux et les engagements de l’amitié tendre :

Vous les [mes lettres] recevez donc toujours, ma bonne, avec cette joie et cette tendresse qui vous fait croire que saint Augustin et M. Dubois y trouveraient à retrancher. Ce sont vos chères bonnes, elles sont nécessaires à votre repos. Il ne tient qu’à vous de croire que cet attachement est une dépravation ; cependant vous vous tenez dans la possession de m’aimer de tout votre cœur, et bien plus que votre prochain, que vous m’aimez que comme vous-même. Voilà bien de quoi ! Voilà, ma chère bonne, ce que vous me dites. Si vous pensez que ces paroles passent superficiellement dans mon cœur, vous vous trompez. Je les sens vivement. Elles s’y établissent. Je me les dis et les redis, et même je prends plaisir à vous les redire, comme pour renouveler vos vœux et vos engagements. Les personnes sincères comme vous donnent un grand poids à leurs paroles. Je vis donc heureuse et contente sur la foi des vôtres. En vérité, elle est trop grande et trop sensible, cette amitié ; il me semble que, par un esprit de justice, je serais obligée d’en retrancher, car la tendresse des mères n’est pas ordinairement la règle de celle des filles, mais vous n’êtes point aussi comme les autres. Ainsi je jouirai sans scrupule de tous les biens que vous me faites ; je solliciterai même M. Dubois pour ne point troubler une si douce possession. (23 avril 1690 : III, 868)

Certes, Mme de Sévigné déplore de ne pas avancer « dans le pays du détachement » (8 juin 1676 : II, 314) :

Il est vrai qu’il ne faudrait s’attacher à rien, et qu’à tout moment on se trouve le cœur arraché dans les grandes et les petites choses ; mais le moyen ? (20 septembre 1671 : I, 349)

Pourtant, même si elle sait tout attachement excessif condamnable, elle ne manque pas de le justifier par les qualités exceptionnelles de sa fille. À cet égard, l’emploi du verbe attacher au voisinage notionnel de la connaissance reflète bien la promotion, théorisée et valorisée dans les cercles galants, de la connaissance des mérites de l’être aimé :

Mais quand on vous connaît, et qu’on est à portée de ce nombre, et d’avoir quelque part à votre confiance, on vous adore et l’on s’attache entièrement à vous. (22 septembre 1680 : III, 20)

On le voit (et c’est là l’un des paradoxes constitutifs de la passion maternelle), si Mme de Sévigné ose avouer son attachement, ce n’est pas seulement pour en condamner le caractère sacrilège ; c’est aussi pour en faire valoir la dignité. Autant déploré comme une défaillance de l’âme que valorisé comme une qualité du cœur, l’attachement à Mme de Grignan signifie autant l’impuissance coupable de la chrétienne à se convertir que la qualité superlative d’un amour indéfectible.

L’idolâtrie comme jouissance de la créature

  • 19 Nous renvoyons à la mise au point biographique que propose R. Duchêne des ...

  • 20 C’est J. Cordelier qui, le premier, souligna que loin de remonter à la nai...

  • 21 Dans sa biographie de Mme de Grignan, J. Duchêne explique en détail commen...

  • 22 Le portrait que fait le duc de Saint-Simon n’a pas peu contribué à répandr...

7La tentation d’écarter momentanément le sentiment de culpabilité qu’occasionne en elle un attachement qu’elle sait idolâtre est surtout visible dans le thème de la jouissance de la créature. On ne reviendra pas ici sur la transformation d’un sentiment maternel sans éclat particulier en une tendresse passionnée – ni sur ses étapes chronologiques19, ni sur ses facteurs affectifs (expérimentation d’une résistance voire d’une indifférence20), ni sur ses motivations morales (révélation et épanouissement de la personnalité de Françoise-Marguerite loin de sa mère21). Quoi qu’il en soit du jeu complexe qui s’instaure entre d’un côté, une perception de l’être aimé nécessairement faussée par l’idolâtrie maternelle22 et de l’autre, une estime sincère pour les qualités de la comtesse, on se contentera d’observer deux choix lexicaux qui assurent l’expression d’une dévotion toute amoureuse à l’égard de Mme de Grignan : l’usage du verbe jouir et du substantif créature.

  • 23 C’est ce que prouve la remarque de D. Bouhours : « Au reste, Monsieur le C...

  • 24 Ph. Sellier, « Sur le Tragique épistolaire », art. cit., p. 517.

8Mêlant les connotations érotiques et spirituelles, Mme de Sévigné évoque fréquemment le plaisir de « jouir de cette chère amitié qui fait tous mes délices (4 février 1685 : III, 179), de « jouir d’une personne qui [lui] est si chère » (13 novembre 1675 : II, 157), ou encore de « jouir de la vue et de la société d’une personne qu’on aime plus que soi-même (23 juin 1677 : II, 472). Certes, le terme fait l’objet d’une banalisation23. Pourtant, compte tenu de son adhésion aux thèses de Port-Royal, Mme de Sévigné sait pertinemment qu’il signifie le renversement scandaleux qui consiste, « au lieu, comme l’expriment les augustiniens, d’“user” du monde et de ne “jouir” que de Dieu », à se « détourne[r] de Dieu pour s’enivrer d’une créature (Aversio a deo, conversio ad creaturam)24 ».

9De même, attentive à l’impact des associations connotatives, Mme de Sévigné ne manque pas d’exploiter les différents rendements sémantiques (du plus religieux ou plus profane) du terme de créature, à moins qu’elle ne choisisse de les exploiter simultanément, comme l’illustre cette « confidence » à Guitaut :

Sans de certains attachements qui me sont encore trop sensibles, je mettrais bien volontiers sur ma cheminée :

          Loin de gémir et de me plaindre
         Des Dieux, des hommes et du sort,
             C’est ici que j’attends la mort,
              Sans la désirer ni la craindre.

Je ne sais si le premier vers est bien ; tant y a, c’est le sens. Mais je tiens encore trop à une créature qui m’est plus chère qu’elle n’a jamais été. Vous comprenez ce goût sans peine ; c’est pourquoi je vous fais cette confidence. (17 juillet 1680 : II, 1019)

Tantôt, lorsqu’il est enchâssé au sein de réflexions religieuses traduisant l’angoisse d’une chrétienne incapable de renoncer aux attachements mondains, le substantif créature fait clairement résonner l’arrière-plan théologique dont il est issu :

Pour moi, je m’en trouve fort bien, pourvu que Dieu me fasse la grâce de l’aimer encore plus que vous ; voilà de quoi il est question. Cette petite circonstance d’un cœur que l’on ôte au Créateur pour le donner à la créature, me donne quelquefois de grandes agitations. (18 décembre 1673 : I, 643)

Tantôt, glissé à l’occasion de déclarations d’amour, il se pare d’inflexions galantes, au point de fonder en droit un « amour maternel » présenté comme légitime du moment que « c’est un choix du cœur, et que ce choix regarde une créature aimable » (21 juillet 1677 : II, 497). Détourné de son sens contextuel initial et réactualisé dans la perspective de la lettre d’amour, le terme, en soulignant le mérite exceptionnel de « la plus plaisante créature du monde » (14 octobre 1676 : II, 423), justifie l’intensité des sentiments de Mme de Sévigné :

Peut-on jamais trop aimer une créature comme vous, dont on est aimée ? Je crois aussi, ma chère fille, pour vous dire le vrai, que je ne suis pas ingrate ; du moins je vous avoue que je ne connais nul degré de tendresse au-delà de celle que j’ai pour vous. (24 avril 1676 : II, 277)

Ainsi l’épistolière mobilise-t-elle l’ambiguïté axiologique de lexies aptes à véhiculer aussi bien des idéaux amoureux (au terme d’une désémantisation et d’une laïcisation largement tributaire des spéculations galantes) que des exigences spirituelles propres à dramatiser les aveux de tendresse maternels et à les doter d’une charge expressive accrue :

Du reste, ma chère enfant, je ne vous dis point que vous êtes mon but, ma perspective ; vous le savez bien, et que vous êtes d’une manière dans mon cœur, que je craindrais fort que M. Nicole ne trouvât beaucoup à y circonscrire, mais enfin telle est ma disposition. (15 janvier 1690 : III, 809)

Je suis bien loin de cette perfection, et je vous aime encore trop, ma chère bonne, pour oser me vanter de plaire encore à saint Augustin. (26 avril 1690 : III, 876)

Lucide sur son incapacité à donner son cœur au Créateur, Mme de Sévigné reconnaît volontiers le caractère purement intellectuel de son adhésion à la religion chrétienne :

[…] et nous verrons ce que la Providence a ordonné, car j’ai toujours, toujours, cette Providence dans la tête ; c’est ce qui fixe mes pensées et qui me donne du repos, autant que la sensibilité de mon cœur le puisse permettre, car on ne dispose pas à son gré de cette partie. Mais au moins je n’ai pas à gouverner en même temps et mes sentiments et mes pensées. […] Mais que fait-on quand on a un esprit éclairé et un cœur de glace ? Voilà le malheur, et à quoi je ne sais d’autre remède que de demander à Dieu le degré de chaleur si nécessaire, mais c’est lui-même qui nous fait demander comme il faut. (18 mai 1680 : II, 936)

Le thème de la jouissance de la créature est ainsi constamment relayé par celui de la faiblesse de la volonté (ici résumé avec une fausse naïveté lapidaire qui dissimule mal l’angoisse de l’épistolière), 

Il veut notre cœur, nous ne voulons pas lui donner ; voilà le mystère. (15 juin 1680 : II, 973)

impuissante à contrôler les mouvements de la « sensibilité »

Ma fille, Dieu veut qu’il y ait dans la vie des temps difficiles à passer ; il faut tâcher de réparer, par la soumission à ses volontés, la sensibilité trop grande que l’on a pour ce qui n’est point lui. On ne saurait être plus coupable que je le suis sur cela. (8 novembre 1688 : III, 389)

et les affections du « cœur » :

Vous me demandez si ma résignation à la Providence va jusqu’à me donner de la tranquillité dans ces occasions. Ah, mon Dieu, ma bonne, non, en vérité, je n’en suis pas là, il s’en faut bien ! Je ne sens que trop souvent que cette sainte doctrine n’est que dans mes discours ; ce que j’ai seulement, c’est d’être persuadée qu’il n’y aurait que cette soumission qui pût donner la paix à notre cœur, et que nous devons la souhaiter comme la chose du monde la plus chrétienne et la plus convenable à la créature à l’égard de son créateur et du maître de toutes choses. Je n’en suis que là, ma chère bonne, principalement pour de certains endroits de mon cœur, par où s’en va la plus grande dépense. (11 juin 1690 : III, 893-894)

  • 25 On aura reconnu l’un des thèmes de prédilection de François de Sales, dont...

Égrenées tout au long de la correspondance, de telles confidences témoignent bien d’un point de rencontre entre une donnée psychologique (un amour maternel irrépressible) et un thème théologique adossée à toute une anthropologie (celle de l’incapacité de la volonté humaine à faire progresser vers l’amour de Dieu25).

L’idolâtrie comme obsession (occupation, attention, inclination)

10Mme de Sévigné n’est pas seulement tourmentée par la scandaleuse rivalité qui oppose dans son cœur le Créateur et la créature. Elle est surtout consciente d’aimer Mme de Grignan d’une manière qui devrait être réservée à Dieu, la perfection de son amour pour sa fille devenant le modèle idéal de l’amour de Dieu :

Soyez assurée que je pense continuellement à vous. C’est ce que les dévots appellent une pensée habituelle ; c’est ce qu’il faudrait avoir pour Dieu, si l’on faisait son devoir. (9 février 1671 : I, 152)

Je vous aime et vous embrasse et voudrais bien que mon cœur fût pour Dieu comme il est pour vous. (15 avril 1672 : I, 482).

Dieu me fasse la grâce de l’aimer quelque jour comme je vous aime ! (5 octobre 1673 : I, 594)

Je pense à vous et la nuit et le jour ; vous me faites comprendre ce que sont les vrais dévots. (17 novembre 1675 : II, 167)

Je demande pardon à Dieu de tant de faiblesses ; c’est pour lui qu’il faudrait être ainsi. (18 octobre 1688 : III, 372)

Nombreuses sont les lettres qui, mêlant sentiments religieux et profanes, expériences spéculatives et affectives, exhibent ainsi l’intensité et l’exclusivité sacrilèges d’une manière d’aimer qui devrait être réservé à Dieu – une manière d’aimer dont les symptômes les plus nets sont l’occupation, l’attention et surtout l’inclination.

  • 26 Après avoir glosé le verbe occuper par « Posséder, avoir, tenir la place d...

11Lorsque Mme de Sévigné emploie le substantif occupation pour désigner la manière dont elle aime sa fille, elle en exploite manifestement la connotation religieuse, qui ne manque pas de transparaître, quoique de manière inégale, dans les dictionnaires de l’époque26. En assurant sa fille qu’elle « fait toute l’occupation de son cœur » (I, 504), qu’elle est « la sensible et la véritable occupation de son cœur » (II, 745), ou encore qu’elle est « la chère occupation de son cœur » (II, 162), Mme de Sévigné ne se contente pas de reprendre à son compte un topos galant, en partie affaibli par sa banalité. En chrétienne d’autant plus hantée par le péché d’idolâtrie que son confesseur lui a refusé la communion en raison de l’excès de son amour pour sa fille, qui la détourne de l’amour de Dieu,

Enfin, je me suis trouvée si uniquement occupée et remplie de vous que, mon cœur n’étant capable de nulle autre pensée, on m’a défendu de faire mes dévotions à la Pentecôte. Et c’est savoir le christianisme. (5 juin 1675 : I, 723)

Vous riez, ma bonne, de la pauvre amitié. Vous trouvez qu’on lui fait trop d’honneur de la prendre pour un empêchement à la dévotion ; il ne lui appartient pas d’être un obstacle au salut. On ne la considère jamais que par comparaison, mais je crois qu’il suffit qu’elle remplisse tout le cœur pour être condamnable et, quoi que ce puisse être qui nous occupe de cette sorte, c’est plus qu’il n’en faut pour n’être pas en état de communier. (26 juin 1675 : I, 741)

Mme de Sévigné ne peut ignorer les fortes résonances spirituelles du terme occupation, aussi laïcisé pût-il sembler, même lorsqu’il est employé dans des déclarations d’amour :

[…] je vivrai pour vous aimer, et j’abandonne ma vie à cette occupation, et à toute la joie et à toute la douleur, et à tous les agréments et à toutes les mortelles inquiétudes, et enfin à tous les sentiments que cette passion me pourra donner. (6 mai 1671 : I, 245)

Pour moi, je les lis et les relis [vos lettres]; j’en fais toute ma joie, toute ma tristesse, toute mon occupation. Enfin vous êtes le centre de tout et la cause de tout. (26 novembre 1684 : III, 160)

[…] ne me plaignez que de n’avoir point ma chère fille, qui me fait une si aimable et si charmante occupation, et sans laquelle ma vie est toute creuse. (8 novembre 1688 : III, 391)

  • 27 Furetière définit l’attention comme « Application de l’oreille & de l’espr...

12De même, le terme attention, qui certes n’est pas exclusivement réservé au lexique religieux, mais qui est traditionnellement utilisé à propos de la méditation27, se teinte parfois, sous la plume de Mme de Sévigné, d’une indéniable coloration spirituelle,

Pour moi, je n’oublie rien de tout ce qui a seulement rapport à vous ; c’est un souvenir et un regard perpétuel sur vous, et toujours avec une sensible tendresse. […] C’est une chose étrange que d’aimer autant que je vous aime. On a une attention et une application naturelle et continuelle, qui fait qu’en nulle heure du jour on ne peut être surprise sans cette pensée. (19 janvier 1674 : I, 672)

surtout lorsqu’il est employé non loin d’autres lexies propres à signifier l’obsession mentale :

Et que je souhaite d’en retrouver un autre [jour] qui soit marqué par vous revoir, ma chère enfant, et vous retrouver, et vous embrasser de tout mon cœur, et à m’attacher à vous pour jamais, et finir ma vie avec celle qui l’a occupée tout entière par l’agitation et l’attention et par la sensibilité que donne une tendresse toute vive, toute pleine d’une inclination et d’un si véritable attachement qu’il a rempli mon cœur et toute ma vie. (2 octobre 1689 : III, 713)

  • 28 Pour Furetière, inclination « se dit figurément en choses spirituelles des...

13Mais c’est surtout le terme d’inclination28 qui se révèle riche d’implications autant sentimentales que spirituelles. L’analyse distributionnelle du terme révèle qu’il apparaît presque toujours dans des passages énumératifs qui détaillent les fondements de la tendresse maternelle. Mentionnée au sein de tournures cumulatives, l’inclination désigne l’une des raisons qui justifient les sentiments pour Mme de Grignan, c’est-à-dire l’une des composantes nécessaires d’une alchimie sentimentale caractérisée par sa richesse et sa plénitude.

Hélas ! comme je suis pour vous, et la plaisante chose que d’observer les mouvements naturels d’une tendresse naturelle, et fortifiée par ce que l’inclination sait faire ! (17 avril 1671 : I, 225)

Adieu, ma très chère et très aimable belle ; vous savez comme je suis à vous, et que l’amour maternel y a moins de part que l’inclination. (23 août 1671 : I, 328)

Le plus souvent, les aveux d’inclination s’accompagnent de l’expression de la reconnaissance à l’égard de Mme de Grignan – ce qui n’est pas étonnant de la part d’une épistolière soucieuse de donner à ses sentiments des fondements aussi bien affectifs que rationnels.

Pour comprendre quelque chose de l’état où je suis pour vous, joignez, ma bonne, à la tendresse et à l’inclination naturelle que j’ai pour votre personne, la petite circonstance d’être persuadée que vous m’aimez, et jugez de l’excès de mes sentiments. (18 février 1671 : I, 160)

Vous me dites que votre cœur est comme je le souhaite, et comme je ne le crois point ; je vous ai déjà répondu, ma très chère, qu’il est comme je le souhaite et comme je le crois ; c’est une vérité, et je vous aime sur ce pied-là. Jugez de l’effet que cette persuasion doit faire avec l’inclination naturelle que j’ai pour vous. (29 septembre 1679 : II, 689)

Monsieur le Chevalier ne veut pas qu’on finisse en disant des amitiés, mais malgré lui, je vous embrasserai tendrement, et je vous dirai que je vous aime avec une inclination naturelle, soutenue de toute l’amitié que vous avez pour moi et de tout ce que vous valez. (17 janvier 1689 : III, 475-476)

  • 29 On se souvient que Tendre-sur-Inclination est l’une des trois villes du ro...

Certes, ce terme, que Mme de Sévigné utilise dans les passages les plus lyriques de la correspondance, fait partie des vocables les plus couramment sollicités par les analyses galantes, dans le sillage de la Carte de Tendre29.

Adieu, ma chère enfant. N’oubliez pas que je vous aime avec une inclination et une tendresse si naturelles que je ne suis pas plus moi-même que ces sentiments sont transformés en moi. Je ne trouve pas cette période bien nette, mais elle est assez vraie. (18 septembre 1680 : II, 19)

Mme de La Fayette remonte toujours le Rhône tout doucement. Et moi, ma bonne, je vous aime, avec la même inclination que ce fleuve va de Lyon dans la mer ; cela est un peu poétique, mais cela est vrai. (30 juillet 1677 : II, 509)

  • 30 Voir notamment le chap. XVI (« Que nous avons une inclination naturelle d’...

Pourtant, il ne faut pas en sous-estimer l’ancrage théologique, tant la collocation « inclination naturelle » est prégnante chez les théologiens, notamment François de Sales30. Que les composantes définitoires du sentiment maternel soient énumérées tantôt dans une gradation qui mène du plus cérébral au plus impulsif,

[…] mais il faut tout sacrifier, et me résoudre à passer le reste de ma vie, séparée de la personne du monde qui m’est la plus sensiblement chère, qui touche mon goût, mon inclination, mes entrailles […]. (28 décembre 1673 : I, 649)

tantôt, au contraire, du domaine sensible à la sphère de l’intellect,

Croyez, ma bonne, que je ne puis conserver d’autres sentiments pour vous que ceux d’une tendresse sans égale, d’une inclination parfaite, et d’un goût naturel qui ne finira qu’avec moi. (29 mai 1675 : I, 718)

elles fusionnent au sein d’une manière d’aimer trop passionnée et trop exclusive pour ne pas détourner de l’amour de Dieu.

Conclusion

  • 31 Ph. Sellier, « Pascal : imaginaire et théologie », art. cit., p. 186.

  • 32 Mme de Sévigné parle ici des Essais de morale de P. Nicole, qu’elle lit as...

14C’est donc sur un mode empreint d’affectivité que Mme de Sévigné s’approprie le thème de l’idolâtrie, auquel elle confère une consistance existentielle originale. À l’opposé aussi bien de l’abstraction spéculative que de la pure émotivité, Mme de Sévigné s’empare d’une « mélodie théologique31 » qu’elle interprète au gré de représentations indissociables non seulement d’une authentique quête spirituelle, mais aussi d’un état affectif modelé en profondeur par les représentations galantes. Dans la correspondance, le concept d’idolâtrie, décliné au gré des expériences intimes de l’épistolière, apparaît comme résultant moins d’une allégeance intellectuelle à une doctrine théologique que d’un imaginaire s’emparant d’un thème choisi autant pour son adéquation à un vécu que pour son acclimatation à la rhétorique de la lettre d’amour. Si, dans les lettres à Mme de Grignan, la dialectique entre amour divin et amour mondain acquiert une telle expressivité, c’est bien parce qu’elle offre à l’épistolière un irremplaçable « miroir des faiblesses de notre cœur » (1er novembre 1671 : I, 374)32 – faiblesses constitutives de l’identité affective, morale et spirituelle que se découvre et s’invente Mme de Sévigné au fil de ses lettres.

Notes

1 Les citations des lettres de Mme de Sévigné, données entre parenthèses au fil du texte, mentionnent la date de la lettre et sa pagination (tome et page) dans l’édition de référence : Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 3 volumes, 1972-1978.

2 Sur les points de convergence entre piété religieuse et dévotion maternelle, voir L. Wolff, « Religious Devotion and Maternal Sentiment in Early Modern Lent : From the Letters of Mme de Sévigné to the Sermons of Père Bourdaloue », French Historical Studies, vol. 18, automne 1993, p. 359-395. L’auteur signale que l’on trouve chez le jésuite Bourdaloue, l’un des prédicateurs favoris de la marquise, une forte mise en garde contre la tentation de préférer des créatures au Créateur en général, et contre l’idolâtrie des parents à l’égard de leurs enfants en particulier (ibid., p. 378-379).

3 R. Duchêne, Mme de Sévigné, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Les écrivains devant Dieu », 1968, p. 67. Pour une présentation synthétique des lectures et des amitiés port-royalistes de Mme de Sévigné, voir J. Lesaulnier, article « Mme de Sévigné », dans le Dictionnaire de Port-Royal, publié par J. Lesaulnier et A. McKenna, Paris, Champion, 2004, p. 927-929.

4 Parmi une abondante bibliographie, signalons les travaux déjà anciens de Sainte-Beuve (Port-Royal, [1840-1859], éd. Ph. Sellier, Paris, Laffont, 2004) ; de C. Gazier (Les Belles amies de Port-Royal, Paris, Perrin, 1920) et de H. Busson (La Religion des classiques, Paris, PUF, 1948). Pour une mise en perspective des affinités entre Port-Royal et les milieux mondains, nous renvoyons aux analyses plus récentes de J. Lafond (L’homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandeville, Paris, Champion, 1996, p. 99-290), de Ph. Sellier (Port-Royal et la littérature, 2 tomes, Paris, Champion, 1999-2000) et de J. Mesnard (« Amitiés précieuses autour de Port-Royal », dans La Galerie des femmes illustres au Grand Siècle, publié par M. Long, Paris, Les Éditions de la Bouteille à la Mer, 2007, p. 137-166).

5 Contentons-nous de rappeler les principales prises de position sur la question en mentionnant, dans l’ordre chronologique, celle de Sainte-Beuve, qui ne voit en cette « amie de Port-Royal » (op. cit. vol. 2, p. 8) qu’un « janséniste amateur » (op. cit., vol. 1, p. 672) ; de C. Gazier, pour qui Mme de Sévigné est « trop mondaine pour le [l’esprit de Port-Royal] pénétrer complètement et trop religieuse pour ne le pas admirer et en imprégner sa conduite » (« Mme de Sévigné et Port-Royal », Le Correspondant, Paris, 1926, p. 522) ; de H. Busson, qui choisit la marquise comme figure emblématique de la piété et de la théologie jansénistes (op. cit., p. 5-66) ; de R. Duchêne, qui défend la thèse d’une véritable « conversion » au jansénisme (op. cit. chap. IV, p. 63-86) ; de Ph. Sellier, qui considère Mme de Sévigné comme « un membre à part entière du groupe de Port-Royal » (op. cit., t. 2, p. 74) ; de B. Chédozeau, qui fait un bilan nuancé quant à la réalité de l’augustinisme strict de Mme de Sévigné (« Quelques notes sur la religion de Mme de Sévigné », Europe, n° 801-802, janvier-février 1996, p. 113-122).

6 R. Duchêne, Mme de Sévigné, op. cit.

7 C. Lignereux, « Imaginaire augustinien et tendresse maternelle dans les lettres de Mme de Sévigné », dans La Religion des élites au XVIIe siècle, publié par D. Lopez, Ch. Mazouer et É. Suire, Tübingen, Gunter Narr, « Biblio 17 », 2008, p. 257-271.

8 Ph. Sellier, « Pascal : imaginaire et théologie » [2002], repris dans Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2005, p. 177.

9 Ibid., p. 177-178.

10 Id.

11 Ph. Sellier, « Sur le tragique épistolaire », dans Correspondances. Mélanges offerts à Roger Duchêne, publié par W. Leiner et P. Ronzeaud, Tübingen, Gunter Narr, 1992, p. 517.

12 Dans son dictionnaire de 1690, Furetière précise que liaison « se dit figurément en choses morales », et que lien « se dit figurément en choses morales et spirituelles ».

13 L’émergence de l’idéal de la tendresse au XVIIe siècle est désormais bien connue, grâce aux travaux d’histoire des sensibilités (M. Daumas, La Tendresse amoureuse. XVI-XVIIIe siècles, Paris, Perrin, 1996), de philologie (D. Denis, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, n° 4, « Aimer », automne 2004, p. 45-66) et de stylistique (C. Lignereux, Une écriture de la tendresse au XVIIe siècle. Pour une étude stylistique des lettres de Mme de Sévigné, thèse soutenue en novembre 2009, sous la dir. de D. Denis).

14 Soucieux d’épingler les tics de langage à la mode, Ch. Sorel souligne que « quelques Romans celebres [le Cyrus et la Clélie] ayant esté mis au jour, ont beaucoup contribué à nous donner un nouveau langage », avant de répertorier les mots et expressions qui « se trouvent par tout dans ces Ouvrages-là » - parmi lesquels il cite celui d’attachement (De la Connoissance des bons livres, ou examen de plusieurs autheurs, Paris, A. Pralard, 1671 [Genève, Slatkine Reprints, 1970], p. 361-362).

15 Dans son dictionnaire de 1680, Richelet donne du terme atache deux significations figurées : « Aplication, ardeur. [Joüer avec atache. Il a plus d’atache à Dieu qu’à tout autre chose. Port Roial.] » et « Engagement volontaire, atachement, [Vivre sans atache]. ». Pour Furetière, « Attache, se dit figurément en Morale de l’engagement qu’on a à quelque chose. Ce jeune homme a une forte Attache avec cette femme. Il a beaucoup d’attache à l’estude. »

16 C’est ce que montrent les exemples qui illustrent la définition de l’attachement par Furetière : « est la même chose qu’Attache, mais il ne se dit qu’au figuré de la liaison qu’on a avec quelque personne ou quelque parti, de l’application qu’on donne à quelque chose. Cet homme a trop d’attachement au jeu. Il ne faut point avoir d’attachement aux biens de ce monde. ». Les exemples donnés par l’Académie française à l’article Attache vont dans le même sens : « Se dit figur. de tout ce qui occupe l’esprit ou engage le cœur. C’est une furieuse attache pour un jeune homme, il ne sçauroit jamais rompre cette attache, il a trop d’attache au jeu, à l’estude. »

17 Voir A. Saudreau, article « Attaches imparfaites », dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, publié par M. Viller, Paris, Beauchesne, 1937, p. 1055-1058.

18 C’est ce que souligne R. Bady : « Passionnées comme elles le sont souvent, nos affections s’emportent au-delà de toute mesure ; elles se pervertissent en idolâtrie […]. Par le fait seul qu’elles se fixent sur les créatures, elles détournent du Créateur et deviennent ainsi ce que les auteurs du XVIIe siècle appellent une “attache”, c’est-à-dire un empêchement ou un obstacle à l’amour de Dieu, à la pleine acceptation de sa volonté. Danger trop réel, contre lequel François de Sales a multiplié les mises en garde. Que de fois les Religieuses de la Visitation l’ont-elles entendu, dans ses Entretiens, prêcher le “désengagement” du cœur chrétien de tout, hormis Dieu et sa volonté ! Que de fois, dans ses Lettres de direction, il a attiré l’attention de ses dirigées sur d’inquiétants accès de sensibilité et les en a reprises, doucement, mais fermement ! […]. L’amour de Dieu, en tout cas, doit être préservé de la moindre atteinte et rester premier dans nos affections. » (« François de Sales maître d’honnêteté », XVIIe siècle, n° 78, 1968, p. 14-15).

19 Nous renvoyons à la mise au point biographique que propose R. Duchêne des principales scansions qui marquèrent la relation de la mère et de la fille (Mme de Sévigné ou la chance d’être femme, Paris, Fayard, 2002) : l’absence de passion durant l’enfance de Françoise-Marguerite (p. 252-262) ; la rivalité entre la jeune fille et sa mère, sur laquelle ironisent Ménage, La Rochefoucauld et Saint-Pavin (p. 262-265) ; la découverte que fait la marquise, aux alentours de 1663, de « cette distance et cette résistance qui ont transformé sa tendresse en passion » (p. 265-266) ; les succès et les revers mondains de celle que Bussy appelle avec malice « la plus jolie fille de France » (p. 267-289) ; l’exacerbation des sentiments liée au départ de Mme de Grignan (p. 320-329).

20 C’est J. Cordelier qui, le premier, souligna que loin de remonter à la naissance de sa fille, la passion maternelle ne daterait que de la séparation des deux femmes, en 1671 (Mme de Sévigné par elle-même, Paris, Seuil, coll. « Les écrivains de toujours », 1973, p. 32).

21 Dans sa biographie de Mme de Grignan, J. Duchêne explique en détail comment le tempérament enjoué et brillant de Mme de Sévigné lui a nui durant toute sa vie - ses qualités ne se révèlant que lorsque la comtesse est éloignée de sa mère (Françoise de Grignan ou Le mal d’amour, Paris, Fayard, 1985).

22 Le portrait que fait le duc de Saint-Simon n’a pas peu contribué à répandre cette image : « Mme de Sévigné, si aimable et de si excellente compagnie, mourut quelques temps après à Grignan chez sa fille, qui était son idole et qui le méritait médiocrement. » (Mémoires (1691-1701). Additions au Journal de Dangeau, éd. Y. Coirault, Paris, Gallimard, 1983, p. 282).

23 C’est ce que prouve la remarque de D. Bouhours : « Au reste, Monsieur le Chevalier m’apprit, en me quittant, que certaines Dévotes du grand monde avoient esté fort scandalisées d’une locution qui est au commencement des Entretiens d’Ariste & d’Eugene. C’est jouir l’un de l’autre. Pour moi je vous avoüe, Messieurs, que je n’ay la conscience ni l’oreille assez délicate pour me scandaliser de cette phrase ; & je trouve l’Auteur des Entretiens bien simple, de l’avoir changée à la seconde Edition. Les personnes les plus régulières ne disent-elles pas tous les jours, on ne sçauroit jouïr de luy ; quand pourra-t-on jouïr de vous ? & le sieur de Marsilly, qui est si sage & si modeste, ne parle-t-il pas de la sorte ? » (Doutes sur la langue françoise, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1674, p. 97-98).

24 Ph. Sellier, « Sur le Tragique épistolaire », art. cit., p. 517.

25 On aura reconnu l’un des thèmes de prédilection de François de Sales, dont l’influence sur la dévotion des femmes de l’aristocratie n’est plus à démontrer : « Ainsi nos esprits, animés d’une sainte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en l’entendement pour voir combien elle est aimable, que de force en la volonté pour l’aimer : car le péché a beaucoup plus débilité la volonté humaine, qu’il n’a offusqué l’entendement, et la rébellion de l’appétit sensuel, que nous appelons concupiscence, trouble voirement l’entendement, mais c’est pourtant contre la volonté qu’il excite principalement la sédition et révolte ; si que la pauvre volonté, déjà toute infirme, étant agitée des continuels assauts que la concupiscence lui livre, ne peut faire un si grand progrès en l’amour divin, comme la raison et inclination naturelle lui suggèrent qu’elle devrait faire. […]. Car ainsi notre cœur humain produit bien naturellement certains commencements d’amour envers Dieu, mais d’en venir jusques à l’aimer sur toutes choses, qui est la vraie maturité de l’amour dû à cette suprême Bonté, cela n’appartient qu’aux cœurs animés et assistés de la grâce céleste et qui sont en l’état de la sainte charité ; et ce petit amour imparfait, duquel la nature en elle-même sent les élans, ce n’est qu’un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait mais qui ne voit pas, un vouloir stérile qui ne produit point de vrais effets, un vouloir paralytique qui voit la piscine salutaire du saint amour, mais qui n’a pas la force de s’y jeter ; et enfin, ce vouloir est un avorton de la bonne volonté, qui n’a pas la vie de la généreuse vigueur requise pour en effet préférer Dieu à toutes choses […].», Traité de l’Amour de Dieu, livre I, chap. XVII, « Que nous n’avons pas naturellement le pouvoir d’aimer Dieu sur toutes choses », Œuvres choisies, éd. A. Ravier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 400-403. Sur le modèle salésien de la structure de l’âme, nous renvoyons à M. Bergamo, L’Anatomie de l’âme. De François de Sales à Fénelon [1991], Grenoble, J. Million, 1994, p. 127-136.

26 Après avoir glosé le verbe occuper par « Posséder, avoir, tenir la place de quelqu’un », Richelet donne entre autres exemples : « Plaisirs, qui avez occupé dans mon cœur la place qui n’étoit düe qu’à Jesus-Christ, sortez de mon souvenir, Godeau, Priéres ». Quant à Furetière, il précise que le verbe occuper « se dit en choses morales & spirituelles », et propose parmi ses exemples : « Le soin de nostre salut doit occuper toutes nos pensées. »

27 Furetière définit l’attention comme « Application de l’oreille & de l’esprit à quelque discours qu’on entend, application des yeux & de l’esprit à ce qu’on regarde, à quelque ouvrage », avant de préciser : « Il y a aussi une pure attention de l’esprit pour la meditation. » Voir R. Vernay, article « Attention », dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, op. cit., p. 1058-1077. On se reportera également à Chr. Belin, La Conversation intérieure : la méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002.

28 Pour Furetière, inclination « se dit figurément en choses spirituelles des affections de l’âme ; & signifie alors une pente ou disposition naturelle à faire quelque chose ».

29 On se souvient que Tendre-sur-Inclination est l’une des trois villes du royaume de Tendre. De M. de Scudéry, voir également la conversation intitulée « De l’inclination », dans Conversations nouvelles sur divers sujets, t. I, Paris, Cl. Barbin, 1684, p. 309-357.

30 Voir notamment le chap. XVI (« Que nous avons une inclination naturelle d’aimer Dieu sur toutes choses ») et le chap. XVIII (« Que l’inclination naturelle que nous avons d’aimer Dieu n’est pas inutile ») du Traité de l’Amour de Dieu, op. cit., p. 398-400 et 403-405.

31 Ph. Sellier, « Pascal : imaginaire et théologie », art. cit., p. 186.

32 Mme de Sévigné parle ici des Essais de morale de P. Nicole, qu’elle lit assidûment.

Pour citer ce document

Cécile Lignereux, «Les mots de l’idolâtrie dans les lettres de Mme de Sévigné», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 05 novembre 2015, mis à jour le : 07/09/2017, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/reserve/172-les-mots-de-l-idolatrie-dans-les-lettres-de-mme-de-sevigne.

Quelques mots à propos de :  Cécile  Lignereux

Maître de conférences en langue et littérature françaises – Université Grenoble Alpes / UMR Litt&Arts – RARE Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution

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