La Réserve : Archives Jean-Yves Vialleton
Le silence de Mélite
Initialement paru dans : Œuvres Critiques, Ch. Mazouer dir., « Présences de Corneille », vol. XXX, n° 2, 2005, p. 29-40
Texte intégral
1Dans la scène 4 du dernier acte de Mélite, Corneille fait expliciter le dénouement par Tircis, montrant par-là que la pièce est conforme à la poétique de la comédie : le “ sort ” a fait passer les amoureux du malheur (“ nos travaux passés ”) et de l’inquiétude des passions (“ ennuis ”, “ tourments ”, “ tristesse ”, “ crainte ” et “ espérance ”) au bonheur et à la paix (“ nos contentements ”). Tircis demande alors un baiser à Mélite, mais celle-ci se tait et il s’en inquiète :
Mais tu ne me dis mot, ma vie, et quels soucis
T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ?
2Ce silence donne à Mélite l’occasion d’une raillerie qui est une déclaration d’amour en même temps qu’un reproche sur la conduite passée de son amant (il n’aurait jamais dû douter de l’amour de Mélite). Tircis vient de s’adresser par une apostrophe à ses “ adorables regards, fidèles interprètes ” ; elle dit :
Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.
avant d’assurer que ses yeux
----------------------------- si pleins de flamme
Suivent l’instruction des mouvements de l’âme.
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1 Sur la notion de construction “ à rebours ”, voir G. Forestier, Essai de gé...
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2 G. Colletet, L’Art poétique, “ Traité de l’épigramme ”, 1658, section XV, é...
3La fin de la pièce, c’est son “ sujet ” ; une pièce se construit “ à rebours ”1. En effet, “ selon la maxime des Philosophes, la fin doit être la première dans l’intention, et la dernière dans l’exécution ”. Respice finem : la maxime vaut pour conseiller la prudence, elle est aussi le “ grand secret ” du Poète ingénieux2.
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3 Corneille dit dans l’Examen que les amants se sont raccommodés dès l’acte I...
4C’est le silence de Mélite par lequel s’achève l’histoire des amants3. Il faut en conclure qu’il exprime le concetto au cœur du “ sujet ” de la pièce.
Mélite, pièce comique
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4 J. Marsan, La Pastorale dramatique en France à la fin du XVIe et au commenc...
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5 “ Pointe ” due à M. Fumaroli (L’Histoire littéraire de la France, Les Éditi...
5Il semble que l’essentiel ait été dit sur la première pièce de Corneille. Jules Marsan en 1905 et Louis Rivaille en 1936 ont éclairé la pièce en montrant ce qu’elle devait à la littérature pastorale et la tragi-comédie contemporaine4, et des études postérieures ont précisé ces rapprochements. En outre, Corneille lui-même semble avoir clairement expliqué son projet littéraire en parlant de “ peinture de la conversation des honnêtes gens ” dans l’Examen de 1660, que toute notice à la pièce ne manque de citer ou de paraphraser. L’idée semble aujourd’hui acquise que Mélite est une “ pastorale urbaine ”5.
6Il n’est pas inutile cependant d’y revenir pour deux raisons. La première est que, malgré tout ce que la pièce partage avec la tragi-comédie contemporaine et la pastorale dramatique ou narrative, sa nouveauté est justement qu’elle n’est pas une tragi-comédie ni une pièce pastorale, mais bien une “ pièce comique ”. La seconde est que les commentaires donnés par Corneille lui-même ne vont pas sans poser problème.
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6 Abbé d’Aubignac, Pratique du théâtre, I, 8, éd. H. Baby, H. Champion, 2001,...
7Le premier point peut être illustré par la première scène de la pièce. La situation (une scène entre un amoureux plaintif et son confident) est banale, en particulier pour une scène d’exposition6. L’opposition entre le caractère de Tircis et celui d’Éraste ne l’est pas moins : c’est celle de l’amoureux passionné, voire mélancolique, et de l’enjoué inconstant, celle entre le Céladon et le Hylas de l’Astrée. Les noms mêmes donnés aux personnages jouent sur cette attente. Éraste est par son nom l’Amoureux ; Tircis a un nom virgilien, mais surtout le nom d’un personnage secondaire de l’Aminta, amoureux d’abord volage. Mais le stéréotype est deux fois réinventé, et probablement même parodié, ce que fait bien apparaître par exemple la comparaison avec la première scène de La Silvanire de Mairet (pièce dont le succès a été justement brisé par le succès “ surprenant ” de la comédie Mélite, d’après ce que dit un pamphlet de la querelle du Cid). Dans la première scène de cette pièce, le héros “ Aglante raconte le sujet de sa tristesse à son ami Hylas, qui tâche en vain de le divertir de son amour ” (“ argument du premier acte ”). L’analogie des situations et de l’opposition des caractères se renforce par des analogies de détails. Mais dès le début la situation tourne bien différemment dans Mélite, où Tircis répond à la tirade d’ouverture en refusant le rôle que le spectateur attend de lui et en dénonçant le “ rôle ” joué par Éraste :
Pour paraître éloquent, tu te feins misérable,
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurai adoucir les traits de tes malheurs ?
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7 V. 835, v. 1614, v. 1093-1110 (notamment v. 1095, v. 1098), v. 1769, v. 1786.
8Surtout, on le sait, Tircis, bien qu’il soit un drôle de berger dont la morale est plutôt celle d’une nourrice de comédie et que son caractère léger devrait en faire un second amoureux, est le héros de la pièce. Mélite, c’est le contraire de La Silvanire. Mélite est bien une “ pièce comique ” ; elle est moins une “ pastorale urbaine ” qu’une anti-pastorale. Il n’est pas étonnant que, comme chez Rotrou, y soient importantes les notions comiques de “ divertissement ”, de “ passe temps ” et de fable pour rire7.
La question du “ style ”
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8 Aristote Poétique, ch. 2, 1448a 1-8.
9Pour le second point, le commentaire de la pièce par Corneille lui-même, on doit s’étonner de la contradiction entre la pièce originelle et l’Examen de 1660. La question du style est liée dans l’Examen aux personnages mis en scène : “ conversation des honnêtes gens ”, pas de “ personnages ridicules ”, des personnages socialement supérieurs aux “ marchands ”. On a souvent dit que ce propos rendait compte du “ réalisme aimable ” ou “ discret ”de la comédie de Corneille. C’est peu faire cas de la force avec laquelle le propos revendique une nouveauté esthétique absolue (Mélite n’a “ point d’exemple en aucune Langue ”). Refuser les “ marchands ”, c’est faire une comédie, comme le dit explicitement Corneille, qui n’a plus rien à voir avec la comédie latine, Térence et Plaute n’étant ici pas distingués. Quant à refuser les personnages ridicules, cela ne consiste pas simplement, comme peuvent le faire penser les exemples donnés par Corneille, à abandonner des types de convention, c’est abandonner les personnages qui (dans la comédie antique, la farce, la comédie italienne) font rire par leur difformité, qui sont des deteriores (des “ ridicules ”) et non des boni (des “ honnêtes gens ”), abandonner une comédie où l’humanité est peinte “ en pire ” et non “ semblable ”. C’est donc rien de moins que faire une comédie qui, pour les “ caractères ” mis en scène, n’est pas celle d’Aristote8.
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9 V.633, v. 1494, v. 1603-1606.
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10 V. 499, v. 618.
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11 I, 3, v. 171.
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12 Début de l’avis “ Au lecteur ” de La Veuve, p. 202.
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13 Examen de La Galerie du Palais, p. 304.
10Or ce qui étonne, c’est qu’il y a quand même des personnages secondaires “ ridicules ” dans Mélite. Cliton fait partie de ces personnages plautiniens qui aiment donner des “ coups ”, mais surtout en reçoivent et en ont peur9. Il est caractérisé de façon contradictoire, par sa bassesse, mais aussi sa “ subtilité ”10. C’est une sorte de Brighella. Le valet de Dorante dans Le Menteur, joué par le “ fariné ” Jodelet, aura le même nom, le même emploi et sera aussi traité de maraud11. Caractère bas et “ subtilité de l’intrigue ” : c’est la définition de la comédie traditionnelle12. Quant à la nourrice, elle permet de faire un clin d’œil à la “ vieille Comédie ”, celle d’avant l’âge des actrices, celle du masque13.
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14 Cf. Montaigne, Essais, “ Au lecteur ” (fin “ domestique et privée ”) ; Noë...
11Dans l’Avis de 1633, le style est donné comme une “ façon d’écrire ” de l’auteur, “ simple et familière ”, que l’impression risque de faire passer pour de la “ bassesse ”. Est repris le thème de la publication destinée aux amis : modestie convenue, façon de rejeter les ennemis “ envieux ”, mais surtout motif définissant le registre “ comique ” du texte, littérature pour le “ particulier ”, équivalente au “ devis facétieux ” de la “ retraite ” entre amis14. En 1660, accompagnant une pièce corrigée (l’épilogue “ ridicule ” dit par la nourrice est supprimé), l’Examen ne définit plus le style que par les personnages mis en scène : l’auteur s’est effacé, selon le principe de la représentation transparente exprimé dès 1634 dans l’avis au lecteur de La Veuve.
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15 E. Hénin, Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture de la Renaissance itali...
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16 Examen, p. 6.
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17 Dans le De constitutione tragoediae de Heinsius, les trois derniers chapit...
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18 Dans Le Roman comique, il loue Nicomède où Corneille a “ le plus mis du si...
12Corneille donne encore un autre commentaire de la pièce, moins cité, dans l’Excusatio de 1636. On y retrouve la question du style, mais posée d’une autre façon encore. Il n’essaie plus alors de caractériser un style, mais de montrer l’habile mélange des registres : des passions extrêmes, pitié et crainte, au gros comique, en passant par l’indifférence enjouée et la colère pour rire (ira lusu). Il y revendique pour ses comédies le mélange du comique et du tragique (Saepius et grandes soccis miscere cothurnos, v. 23). Cette déclaration doit surtout se comprendre comme une revendication de la docte varietas (Et simul oppositis docta [vena mea] placere modis, v. 24), de la maîtrise entière de l’art de la variation expressive. Castelvetro avait prôné cette naturelle diversité contre l’idéal d’embellissement du maniérisme qui lamine la vérité de la représentation15. L’Excusatio nous rappelle que Mélite est autant qu’une comédie de l’enjouement une comédie de la colère, c’est-à-dire de la passion par excellence dans la tradition morale, le brevis furor de l’adage. Mais cette colère est peinte dans sa diversité, selon les divers caractères : chaleur de la jeunesse aboutissant chez Éraste à une crise de “ fureur extrême ”, avec l’“ épée nue à la main ” tel que le veut le code iconologique ; colère plus raisonnable de Tircis, l’“ honnête homme de la Pièce ”16 ; froideur de la complexion de la vieille nourrice chez qui la colère s’accompagne du rappel du “ bon temps ” passé comme aime en faire les vieilles personnes. Dans l’Excusatio, le style est pensé comme variation permettant de peindre les différents caractères et passions, mores et affecti : c’est la fameuse oratio morata des théoriciens17. Chez d’Aubignac, comme chez Scarron (Corneille sait peindre les différentes nuances d’un même caractère18) ou Saint-Évremond (caractères de Corneille variés et conformes à la vérité historique), cette maîtrise sera le point essentiel des éloges de Corneille, mais du Corneille auteur de tragédies.
13À l’époque de Mélite, la littérature “ comique ” non dramatique (“ histoire ”, poésie de forme courte) tout en revendiquant le style simple puise dans l’“ idée ” de la comédie (fondée sur la tradition critique au moins autant que sur les pièces antiques) des lieux, des personnages et des thèmes “ grossiers ” : débauche et libertinage de la jeunesse, tromperies de la femme, ivrognerie, voix de la ville et “ caquets ” de marchand et de harengère, carrefour, tavernes, capitans et parasites… Corneille écrit une comédie, mais ne reprend pas cette idée du comique, tout en en gardant certains traits propres à distinguer la pièce de la pastorale qui elle aussi représente le style “ sans fard ”. En 1660, il la refuse totalement. Dès le début en tout cas, il remet en cause l’assimilation entre style simple et style “ ridicule ”. Du style simple, Corneille retient qu’il est le style de la représentation transparente, un style naturel, celui qui rend “ crédible ” ce qui est dit : le “ style naïf ”.
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19 “ Discours du poème dramatique ”, p. 121.
14Une fois définie par le “ style naïf ” sans le “ ridicule ”, la comédie fixe son programme à l’ensemble des genres dramatiques. Quand Corneille réfléchit sur l’éventuel “ utilité ” du théâtre, il peut évoquer la “ naïve peinture ” des vertus et des vices comme un caractère de l’ensemble des genres dramatiques19. Dans l’avis au lecteur de La Veuve, il donne de la comédie une définition large qui est celle de l’ensemble de la littérature dramatique, opposée aux “ ouvrages où le Poète parle ”.
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20 I, 1, v. 29-52 ; V, 2, v . 1726. Voir aussi la justification du départ au ...
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21 “ Discours de la tragédie ”, p. 164.
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22 Examen de Médée, p. 537.
15L’aspect le plus frappant de l’hégémonie du modèle comique redéfini par le style simple se trouve dans la manière dont la tragédie va régler les usages de la parole et de l’espace selon les règles de la “ vie civile ”. Mélite parle du “ compliment ”, de la “ visite ” et de leurs règles d’usage20. Mais les mêmes règles “ civiles ” vont s’appliquer à la tragédie. On lit à cause de cela dans les textes critiques de Corneille des remarques prosaïques qui semblent proches du burlesque, mais qui indiquent de précieuses grilles de lecture : telle scène d’Horace (II, 1) doit être lue comme une “ visite de conjouissance ”21 ; dans telle scène de Médée, le repaire de la magicienne est appelé un “ cabinet ”, car il implique les mêmes lois que le cabinet dans la “ vraie vie ”22.
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23 G. Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636), ...
16La définition de la comédie comme “ miroir de la vie ” se généralise au XVIIe siècle à l’ensemble des genres dramatiques, par la rédéfinition anti-aristotélicienne de la comédie comme pièce de style “ naïf ” et en même temps par la “ contamination ” avec la pensée aristotélicienne de la mimèsis propre au théâtre. Il n’est donc pas étonnant que la comédie ait été ce laboratoire important de l’art du dialogue et du renouvellement du langage dramatique qu’a si bien décrit G. Conesa à propos des premières comédies de Corneille23.
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24 Nous avons tenté de le montrer dans Poésie dramatique et prose du monde. L...
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25 La Galerie du Palais, v. 167-168.
17Les irréguliers du pré-classicisme pourront faire de ce modèle “ comique ” généralisé un argument fort en faveur de la mixité générique. Le classicisme, celui de Racine dans sa comédie comme dans ses tragédies, sera une reconquête de la spécificité générique : retour à la fameuse séparation des genres, mais aussi retour à la poésie contre le modèle prosaïque de la représentation24. La réponse apportée par Corneille à la question du style et du genre est autre. Les choix de style et de caractères ne sont plus définitoires des genres dans la théorie de 1660. Les pièces d’après 1660 poussent l’expérimentation dans la création des personnages et la manière de les faire parler jusqu’à des limites telles qu’elle pourra servir de cible à Racine dans la préface de Britannicus. La rhétorique des grandes passions s’affichait dans la Sophonisbe de Mairet : “ harangue de Massinisse ” suivie de la “ réponse de Sophonisbe ” (III, 4), “ plaintes ” finale de Massinisse. La Sophonisbe de Corneille est au contraire une pièce de l’euphémisme et de la dissimulation : Alecton ne s’y présente que sous des “ dehors charmants ” (v. 1205). L’enjouement et la raillerie caractéristiques du style simple et plaisant entrent dans Agésilas, et même dans Attila. Le “ caractère ” terrible des Huns était de ceux dont le P. Caussin avait livré le modèle, le tyran était associé à la fureur. Corneille, légitimant sa démarche par le vrai historique choisi contre le vraisemblable, peint un Attila homme de Cour. Mélite, si on la lit bien, est une comédie de la colère au moins autant que de l’enjouement, c’est une comédie sénéquienne. À l’autre bout de l’œuvre, Sophonisbe et Attila, sur la base du tacitisme autorisant la tragédie de “ cabinet ” (“ Le style d’un sonnet / Est fort extravagant dedans un cabinet ”25), remplacent dans la bouche de grands personnages la “ harangue ” ou le poème par le sermo, la tragique violence de l’État s’y accommode des railleries et des compliments menteurs du style “ comique ” devenu celui des coulisses de l’Histoire, des Grands dans leur “ particulier ”.
Le sonnet de Tircis et les lettres d’Éraste
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26 G. Couton, Réalisme de Corneille, “ Les clés de Mélite ”, Les Belles-Lettr...
18Dans le recueil de poèmes édité à la suite de Clitandre se lit le sonnet de Tircis qui sera publié plus tard avec Mélite dans laquelle il s’insère. L’antériorité de publication a pu suggérer une antériorité de création et même une antériorité essentielle : le poème serait un poème autobiographique donnant la “ clé de Mélite ”. Une série d’anecdotes invitait à cette lecture biographique que G. Couton a essayé d’argumenter26. La polyphonie énonciative du recueil rend toutefois douteuse l’interprétation biographique du sonnet de Tircis. Cette interprétation se fonde sur un motif fréquent au XVIIe siècle et qu’on trouve dans l’Excuse à Ariste (v. 62-64) et dans La Galerie du palais (I, 8, v. 153-156) : l’amour rend poète. Ce mythe de l’origine du chant est formulé dans la première scène de Mélite d’une façon qui rappelle la fable du rossignol de Colette :
27 V. 60. Voir aussi v. 235.
C’est là qu’un jeune oiseau doit apprendre à parler27.
19Ce beau vers contient une métaphore incohérente que Corneille corrigera : “ C’est là qu’un apprenti doit s’instruire à parler. ” Mais ce galimatias (un oiseau apprend à chanter, non à parler) était significatif par son burlesque même. Dans Mélite, la poésie n’est pas le chant du cœur. Tircis fait du poème un simple jeu social :
La mode nous oblige à cette complaisance.
20Le discours amoureux est un “ discours de livre ” (v. 63), pareil à l’exercice scolaire qui consiste à faire parler un personnage :
J’aime à remplir de feu ma bouche en leur présence,
[…]
Il faut feindre du mal, demander guérison…
21Le sonnet de la comédie de Corneille est bien différent du poème de La Sylvie de Mairet, lui aussi publié avant la pièce. Dans cette tragi-comédie pastorale, le poème, qui a la forme poétique du “ Dialogue ” (chant amébée), mais porte lors de sa première publication le titre de “ comédie ”, devient une partie du dialogue entre les personnages, de leur “ entretien ” ; dans Mélite, il reste un texte décroché de l’énonciation des personnages, un texte qu’on lit et qu’on fait lire, sur un papier qu’on jette par terre ou qu’on glisse dans le décolleté d’une femme (fin de l’acte II). Dans Mélite, la poésie n’est pas vérité. Pourtant, on le sait, la pièce montrera un phénomène étrange : Tircis se prendra à son propre jeu et, comme dans Le véritable saint Genest, la “ feinte ” deviendra “ vérité ”. Mélite ne raconte pas comment un amoureux devient poète, mais comment un poète devient amoureux.
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28 Le madrigal et le sonnet sont rapprochés de l’épigramme : voir G. Colletet...
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29 G. Colletet, “ Traité de l’épigramme ”, section XI, éd. citée, p. 69.
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30 G. Colletet, “ Traité de l’épigramme ”, section II, éd. citée, p. 31.
22Le poème de Tircis n’est pas un “ sonnet précieux ”, c’est plus exactement une épigramme en forme de sonnet28. L’épigramme, malgré la diversité possible de ses sujets, a des affinités avec le style comique : naturel et “ subtilité ”29. Il se définit comme inférant “ agréablement une chose surprenante de quelques choses avancées, soit extraordinaire soit commune ”30. Le poème de Tircis est ingénieux, comme le silence de Mélite, et comme lui c’est un “ compliment ” qui adopte la forme de l’énigme expliquée par une “ raison ”. L’hyperbole n’y est pas économisée et l’ingéniosité touche à l’extravagance, mais l’énigme est triste et belle : c’est l’énigme de l’amour fou qu’on éprouve pour une personne qui ne vous aime pas - parce que c’est comme ça, parce que le monde est injuste. Tircis livre la formule du poème à Éraste. Il lui “ montre du doigt la fin de son Sonnet ” (Respice finem : pour Éraste, quelle ironie du sort !) et dit :
J’y donne une raison de ton sort inhumain. (v. 697)
23C’est justement sur l’expression par Éraste de son “ sort inhumain ” que commençait la pièce, avec la même rhétorique de l’“ incomparable ” :
Jamais un pauvre amant ne fut si mal traité,
Et jamais un amant n’eut tant de fermeté.
24Quant à la “ raison ” dont parle Tircis, c’est une décision prise par les dieux à la naissance des personnages, une “ fable ” du même type que celle que s’inventait Éraste en s’inspirant de la légende de Psyché (“ Le jour qu’elle naquit… ”, v. 73-78). Tircis imite bien le style d’Éraste. Le poème est une oratio morata. Tircis commente, quelques scènes avant, le poème à sa sœur (II, 5) et dit :
En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse,
Vois si tu le connais, et si parlant pour lui
J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui. (v. 510-513)
25Cloris a cependant des doutes. Elle a du bon sens ou a lu l’Épitre aux Pisons : pour parfaitement transmettre un pathos, ne faut-il pas le ressentir soi-même ?
26Les “ fausses lettres ” fabriquées par Éraste passent de main en main (Éraste, Cliton, Philandre, Tircis, Cloris, Mélite), elles constituent la “ fourbe ” qui fait le nœud de la pièce, elles sont au cœur de l’invention31. Le prosaïque Tircis s’avère un bon poète, le jeune premier de tragi-comédie pastorale qu’aurait pu être Éraste un prosateur méchant, mais efficace, et un soigneux metteur en scène, comme le montre la scène où il dicte au vénal mais subtil Cliton, acteur prêt à jouer tous les rôles, ce qu’il doit dire et faire (II, 6). Comme le poème de Tircis, les “ lettres ” d’Éraste sont des orationes moratae (“ dedans ce papier sa passion décrite ”, v. 608) assez réussies pour tromper : on y “ dépeint ” Mélite, mais en pire, “ sous d’infâmes couleurs ”32. Corneille souligne la perfection de cette peinture : dans la scène qui suit celle où Philandre lit la première lettre, Corneille met dans la bouche de Mélite une tirade à Tircis qui en est une reformulation (v. 751-758), comme si la nature imitait l’art. Philandre croit que dans ces lettres Mélite dépeint “ sans fard ” son “ esprit ”, que son “ cœur ” y est mis “ par écrit ” (v. 777-778). Du coup il veut effacer le “ portrait ” de Cloris qu’il avait gravé dans le cœur (v. 798). Tircis voit dans l’écriture de la lettre une peinture faite “ sur le motif ” du cœur perfide de Mélite :
Et ces traits de sa plume ici me sont restés
Qui dépeignent au vif son perfide courage (v. 982-983).
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33 Examen, p. 6. Voir aussi v. 972.
27Mais le traître est démasqué, car Mélite ne reconnaît pas sa propre écriture, elle ne reconnaît pas, comme on disait aussi au XVIIe siècle, son “ caractère ”33.
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34 G. Forestier, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe s...
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35 Railleries entre Mélite et Cloris en IV, 2 (v. 1304-1309) ; toutes les scè...
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36 V. 173 ; lettre en III, 2.
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37 V. 315-317 (yeux et miroir), v. 812 (lire le cœur par les yeux), v. 1970 (...
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38 V. 382.
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39 V. 385
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40 V. 240-241 (rime “ peinture / “ portraiture ”).
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41 V. 168.
28On a souvent noté la dimension “ spéculaire ” du théâtre classique, qui tout en racontant une histoire parle de lui-même, dimension frappante dans les pièces du “ théâtre dans le théâtre ”34 et particulièrement marquée dans les années 1630. Les pièces prennent pour thème les illusions engendrées par la ressemblance entre jumeaux, comme dans les pièces plautiniennes de Rotrou : Castelvetro n’avait-il pas traduit mimeisthai par rassomigliare ? Les miroirs, peintures et portraits, images traditionnelles de la comédie, deviennent accessoires de l’action. Ces motifs de l’identité dans la différence sont présents dans Mélite en paroles : ressemblance entre personnes engendrant l’illusion35, miroir36. Plus que cela, toute chose semble pensée comme écriture (les yeux37, les visages38, le ciel même39) ou peinture40, le motif de la couleur (avec son sens propre et son sens figuré rhétorique)41 servant d’articulation entre les deux. Mélite est une de ces nombreuses pièces qui parlent de l’“ illusion comique ”. Scudéry, dans Ligdamon et Lisias, met en scène des jumeaux. Il fait aussi lire des stances à Sylvie, qui s’étonne ensuite :
42 Il ne s’agit pas ici de rendre vraisemblables les stances (d’autres stance...
Celui qui les dicta plus savant que rimeur
Connaissait bien le fonds de ma mauvaise humeur42.
29De son sonnet, Tircis dit à sa sœur que c’est une peinture (“ j’ai dépeint sa flamme ”, v. 531), un portrait pathétique (“ Ma rime seulement est un portrait fidèle / De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ”, v. 551-552).
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43 Voir aussi les vers 259, 908.
30Dans Mélite, tout tourne autour de discours écrits au statut énonciatif flottant. Mais à la fin un silence réunit les amants et leurs yeux seuls leur servent de “ fidèles interprètes ”. Se cristallise alors le thème des yeux qui court tout au long de la pièce et dès la première scène : selon le stéréotype de la poésie contemporaine, Mélite est d’abord un “ œil ” (v. 9-10, v. 13), un “ bel œil ” (v. 127) et le poème de Tircis commence bien sûr par-là (“ Après l’œil de Mélite… ”)43. Un regard silencieux peut-il plus beau, peut-il être une meilleure promesse de bonheur, qu’un baiser ? C’est ce que semble suggérer Corneille qui oppose le baiser accordé à la fin du premier acte par Cloris à Philandre, amants qui vont se séparer, et le baiser refusé par Mélite du dernier acte. Mais regard et baiser disent au fond la même chose. Le baiser est le moment où, paradoxalement, dans le silence, on est sûr de “ parler de bouche ”. Parler bouche à bouche, parler de bouche, c’est au XVIIe siècle se parler sans passer par un message ou une lettre (dictionnaire de Furetière). C’est justement ce que souhaite faire Corneille dans le “ compliment ” qui ferme l’épître dédicatoire de Mélite : “ assurer de bouche ” le duc de Liancourt de sa fidélité. Quand Tircis surprend le baiser accordé à Philandre par Cloris, il prononce cette raillerie :
44 Jeu de mot expliqué dans l’éd. G. Couton, note 1 de la page 21, p. 1166.
Voilà traiter l’amour justement bouche à bouche (v. 333)44.
31Comme souvent dans le théâtre classique, le scintillement de l’elocutio est la réfraction de la pointe matricielle de l’inventio. Le mot bouche apparaît dès la première scène où Tircis parle de ses poèmes (v. 60). Le rapport entre la bouche et le cœur est un thème central, dès la seconde scène (v. 153), lié aux images du type (v. 174) et du portrait (v. 168). C’est que la question de ce qu’il faut “ mettre en la bouche de [s]es acteurs ” est une grande question pour le dramaturge qui sait que la comédie est “ un portrait de nos actions et de nos discours ” (avis au lecteur de La Veuve).
32Dans son “ coup d’essai ”, Corneille n’imite pas seulement la “ conversation des honnêtes gens ” : ingénieusement, il fait d’une question littéraire qui travaillera toute son œuvre, celle de l’imitation de la parole au théâtre, le sujet même de sa pièce.
Notes
1 Sur la notion de construction “ à rebours ”, voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Klincksieck, 1996 (en particulier p. 127-144).
2 G. Colletet, L’Art poétique, “ Traité de l’épigramme ”, 1658, section XV, éd. P. J. Jannini, Genève, Droz et Paris, Minard, 1965, p. 83.
3 Corneille dit dans l’Examen que les amants se sont raccommodés dès l’acte IV (p. 7) : c’est parce que le péril s’est éloigné et que s’y fait l’“ éclaircissement de la fourbe ” qui séparait les amants (“ Discours du poème dramatique ”, p. 126). Mais il met en scène ce raccommodement proprement dit en V, 4 : pardon de Mélite (v. 1834) et joie de Tircis. Les références renvoient, comme dans tout l’article, à l’édition G. Couton des Œuvres complètes de Corneille, Bibl. de la Pléiade, 1980-1987, 3 vol.
4 J. Marsan, La Pastorale dramatique en France à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle, Hachette, 1905 ; L. Rivaille, Les Débuts de Pierre Corneille, Boivin, 1936.
5 “ Pointe ” due à M. Fumaroli (L’Histoire littéraire de la France, Les Éditions sociales, 1975, chapitre sur Corneille).
6 Abbé d’Aubignac, Pratique du théâtre, I, 8, éd. H. Baby, H. Champion, 2001, p. 102.
7 V. 835, v. 1614, v. 1093-1110 (notamment v. 1095, v. 1098), v. 1769, v. 1786.
8 Aristote Poétique, ch. 2, 1448a 1-8.
9 V.633, v. 1494, v. 1603-1606.
10 V. 499, v. 618.
11 I, 3, v. 171.
12 Début de l’avis “ Au lecteur ” de La Veuve, p. 202.
13 Examen de La Galerie du Palais, p. 304.
14 Cf. Montaigne, Essais, “ Au lecteur ” (fin “ domestique et privée ”) ; Noël du Fail, Les Baliverneries d’Eutrapel, “ L’auteur à son grand ami H. R. ” ; Sorel, Histoire comique de Francion, livre VIII (“ une chose particulière pour plaire à mes amis ”), éd. F. Gavarini (version de 1633), Folio Gallimard, 1996, p. 383.
15 E. Hénin, Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Genève, Droz, 2003, p. 166-167 (l’impératif de variété expressive, dont le modèle est la Navicella de Giotto).
16 Examen, p. 6.
17 Dans le De constitutione tragoediae de Heinsius, les trois derniers chapitres, sur la peinture des caractères, comptent autant de pages que les quatorze chapitres qui précèdent sur l’agencement de la fable (éd. et trad. A. Duprat, Genève, Droz, 2001, note 110, p. 82). Sur la personarum fictarum oratio rhétorique et le théâtre, voir M. Fumaroli, “ Rhétorique et dramaturgie : le statut du personnage dans la tragédie cornélienne ”, article de 1972 repris dans Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990, p. 288-322.
18 Dans Le Roman comique, il loue Nicomède où Corneille a “ le plus mis du sien et a plus fait paraître la fécondité de son génie, donnant à tous les acteurs des caractères fiers tous différents ” (II, 18, éd. Y. Giraud, LGF, Le Livre de Poche, 1994, p. 285).
19 “ Discours du poème dramatique ”, p. 121.
20 I, 1, v. 29-52 ; V, 2, v . 1726. Voir aussi la justification du départ au vers 209.
21 “ Discours de la tragédie ”, p. 164.
22 Examen de Médée, p. 537.
23 G. Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636), Sedes, 1989.
24 Nous avons tenté de le montrer dans Poésie dramatique et prose du monde. Le comportement des personnages dans la tragédie en France au XVIIe siècle, H. Champion, 2004. L’histoire de l’emploi des appellatifs et personnes d’adresse dans le théâtre du XVIIe siècle permet une approche stylistique de ce double mouvement.
25 La Galerie du Palais, v. 167-168.
26 G. Couton, Réalisme de Corneille, “ Les clés de Mélite ”, Les Belles-Lettres, 1953, p. 5-49
27 V. 60. Voir aussi v. 235.
28 Le madrigal et le sonnet sont rapprochés de l’épigramme : voir G. Colletet, L’Art poétique, “ Traité de l’épigramme ”, section VIII et “ Traité du sonnet ”, section première, éd. cité, p. 57 et p. 125
29 G. Colletet, “ Traité de l’épigramme ”, section XI, éd. citée, p. 69.
30 G. Colletet, “ Traité de l’épigramme ”, section II, éd. citée, p. 31.
31 Examen, p. 6.
32 V. 1429-1430 (remords d’Éraste).
33 Examen, p. 6. Voir aussi v. 972.
34 G. Forestier, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Genève, Droz, 1981, ch. 4 de la troisième partie.
35 Railleries entre Mélite et Cloris en IV, 2 (v. 1304-1309) ; toutes les scènes de folie d’Éraste (notamment en V, 2, où il prend la nourrice pour Mélite). Voir aussi vers 302, 325, 450
36 V. 173 ; lettre en III, 2.
37 V. 315-317 (yeux et miroir), v. 812 (lire le cœur par les yeux), v. 1970 (lire dans les yeux les sentiments).
38 V. 382.
39 V. 385
40 V. 240-241 (rime “ peinture / “ portraiture ”).
41 V. 168.
42 Il ne s’agit pas ici de rendre vraisemblables les stances (d’autres stances dans la pièce sont “ dites ” et non “ lues ”).
43 Voir aussi les vers 259, 908.
44 Jeu de mot expliqué dans l’éd. G. Couton, note 1 de la page 21, p. 1166.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jean-Yves Vialleton
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la révolution