Epopée, Recueil Ouvert : Section 3. L'épopée, problèmes de définition II - Marges et limites

Jean Derive

Avatars contemporains de l’épopée orale : enjeux problématiques

Résumé

Pour accompagner la vidéo de la table ronde de l’après-midi. 

Abstract

Problems and Stakes of the Oral Epic Today
This article is a companion to the video of the afternoon session.

Texte intégral

1La succession des interventions du matin par les participants, dont les recherches sont issues de différents horizons géographiques et disciplinaires, a déjà dessiné les contours d’un cadre problématique général, en fonction de différents cas de figure contextuels se rapportant au thème de la journée d’études : “comment l’épopée orale rencontre le public contemporain”. Les composantes de cette problématique font l’objet, ci-dessous, d’une synthèse par Elara Bertho et Clément Jacquemoud et il est évidemment inutile d’en répéter les termes. Qu’est-ce que la table ronde de l’après-midi, sur le même thème, apporte de nouveau par rapport aux acquis de cette matinée ? La vidéo complète de cette après-midi est disponible sur le site archive.org :

VIDEO : https://archive.org/details/epopee-2

2Il ne sera pas question ici de faire un résumé exhaustif du foisonnement spontané de ces échanges “à sauts et à gambades” ; c’est d’autant moins nécessaire que la vidéo intégrale en rend compte dans le détail. Il s’agira donc seulement de mettre en exergue quelques points qui ont été approfondis à l’occasion de cette discussion improvisée, et qui sont susceptibles d’enrichir certaines facettes de la problématique inhérente au thème du jour. J’adjoindrai parfois, en écho, les quelques réflexions personnelles que ces développements ont pu m’inspirer puisque des problèmes de santé m’ont hélas empêché de participer activement au débat. Je remercie les organisateurs de la journée de m’avoir fait l’honneur de m’en confier la présentation pour compenser cette frustration.

3Les échanges se sont déroulés en deux parties, coupées par une pause.

I. La question de la légitimité épique

4La première partie a commencé par une récapitulation des acquis du matin, les participants s‘accordant à reconnaître que, partout où on rencontre aujourd’hui l’épopée, ses manifestations se reconfigurent en des formes jusque-là inédites, conférant au genre un caractère radicalement nouveau.

“Épopée nouvelle” vs “Épopée traditionnelle” ?

5La première question qui a été débattue à ce stade, a consisté à se demander par rapport à quel étalon pouvait s’évaluer cette nouveauté. La réponse commode qui a été le plus souvent donnée jusqu’ici à une telle interrogation a consisté à opposer une “épopée nouvelle” à une “épopée traditionnelle” ; la seconde étant censée représenter une référence canonique plus ou moins ancienne, conservée dans le patrimoine oral de chaque société comme parangon du genre, et assimilée à des degrés divers par la communauté. Ce serait à l’aune de ce modèle virtuel qu’il deviendrait possible à un auditoire autochtone de juger de la légitimité de toute production actuelle prétendant se ranger sous la bannière de l’épique.

  • 1 Entre autres, Claude Lévi-Strauss, Claude Calame, Jean Derive, Florence Dup...

6Mais si, comme nous y invite le titre de la journée, nous nous limitons au cas d’une pratique de culture orale, il faut bien admettre que la référence canonique en question n’a pas de réalité matérielle et n’existe que dans une mémoire collective loin d’être homogène, et qui connaît bien des aléas. Beaucoup d’anthropologues, de folkloristes, de littéraires se sont attachés à montrer combien cette représentation d’une “tradition immuable et homogène”, transmise intacte de génération en génération était fallacieuse, nourrissant seulement une illusion identitaire socialement utile chez les usagers d’un tel mode de culture1. La tradition change perpétuellement au cours de l’histoire et si l’usager de culture orale ne s’en aperçoit guère, c’est qu’il est condamné au hic et nunc du regard synchronique – sauf s’il a lui-même un haut degré de culture écrite ou technologique lui permettant d’avoir dans le passé des repères fiables aptes à lui donner un minimum de conscience diachronique ; mais c’est là l’exception et la grande majorité de l’auditoire continue à adhérer au mythe.

7Dans la discussion qui s’engage, et pour tenter de sauver pour la recherche le concept de “tradition”, il est alors suggéré que, pour juger de la validité (d’autres diraient “l’authenticité”) d’une prestation épique dans une communauté donnée, les chercheurs que nous sommes acceptent de retirer leurs lunettes “étiques” qui leur donnent le privilège d’accéder à la diachronie, pour se conformer modestement au point de vue “émique” de l’autochtone, tout illusoire qu’il soit, ainsi qu’il est coutume de procéder dans les études d’ “ethnologie participative” : un événement énonciatif méritera d’être considéré comme relevant de la catégorie de “l’épique traditionnel”, lorsqu’il sera jugé tel par les membres de la communauté qui y participent. Dans le cas contraire, où il n’est pas reconnu légitime, il devra être exclu de cette catégorie. La prise en compte du regard “émique” est très important dans l’anthropologie postcoloniale et ce parti pris méthodologique peut être tentant.

8Mais, comme l’ont constaté plusieurs intervenants, le point de vue autochtone d’un auditoire, qui est souvent aussi co-énonciateur de l’événement, est lui-même loin d’être homogène. L’assemblée est traversée par des séries d’oppositions statutaires qui déterminent des points de vue divergents : jeunes vs vieux, hommes vs femmes, élite vs couche populaire, culture rurale vs culture urbaine etc. Selon l’appartenance à l’un ou l’autre de ces sous-ensembles, le jugement quant à la reconnaissance de l’authenticité d’une récitation épique risque de ne pas être le même.

9Du fait de cette hétérogénéité à la réception comme d’ailleurs à l’émission (très souvent les bardes – ou les écoles de bardes – sont dépositaires de versions spécifiques présentées comme l’héritage d’une “tradition”), il est souvent malaisé d’obtenir un point de vue consensuel sur la légitimité culturelle d’une prestation épique de la part d’un auditoire. Voilà qui marque les limites de la prise en compte d’un point de vue “émique” qui est lui-même loin d’être consensuel à un instant t. À une même époque, une épopée orale s’est toujours offerte à consommer en des variantes concurrentes, en fonction de ceux qui la récitent d’une part, ainsi que du public auquel elle est adressée d’autre part. Plusieurs intervenants africanistes témoignent du fait qu’il a toujours été d’usage que le griot africain adapte ses récits épiques (choix d’épisodes, de héros…) ou les chants généalogiques qui leur sont attachés, suivant les contextes dans lesquels il les énonce (mariages, prestations calendaires, commandes de notables… qui requièrent chaque fois des auditoires différents).

  • 2 Sur les seuils civilisationnels qui fondent ce concept, voir la conclusion ...

10Si, en matière de production épique, comme en tout autre domaine culturel ou social, la “tradition” a constamment évolué, il est établi qu’au cours de l’histoire cette évolution ne s’est pas faite selon une courbe régulière. Les historiens ont au contraire montré qu’elle avait toujours procédé par paliers et par à-coups créant de brutaux basculements civilisationnels. Ces “ruptures épistémologiques” conduisent à des changements de paradigmes. À propos de l’épopée, les interventions du matin avaient mis en exergue qu’une des métamorphoses essentielles du fait épique contemporain2 tenait à son éclatement, caractérisé par son démembrement en courtes séquences, par la variété de ses récitants, par la multiplication de ses contextes de production. C’est pour illustrer ce phénomène de diffraction que Clément Jacquemoud a choisi de clore ce premier temps de la table ronde en faisant intervenir un barde de l’Altaï avec lequel il travaille, pour exécuter un “chant de gorge”, genre traditionnellement attaché à l’épopée. Avant l’intervention de ce chanteur, un échange a eu lieu pour essayer de déterminer comment est vécu cet éclatement de la matière épique par le public autochtone : y voit-il encore une expression légitime de son fonds culturel en la matière et adhère-t-il émotionnellement à ces exécutions ou bien considère-t-il ces manifestations contemporaines comme une trahison ? Les différents témoignages à ce propos montrent que seule une réponse très nuancée peut être apportée à cette question. Celle-ci peut varier selon les cultures et les contextes. II n’est guère possible de déterminer un point de rupture “discret” qui ferait le départ entre légitimité et trahison. Tout au plus peut-on constater que l’énonciation par des bardes patentés, la présence hic et nunc d’un public lors de la récitation d’un énoncé susceptible d’être étiqueté “épique”, les occasions cérémonielles où son énonciation est conventionnellement attendue fonctionnent plutôt comme des indices de légitimité entraînant l’adhésion ; au contraire, la prise en charge de ce même énoncé par de jeunes artistes, dans des médias où il n’y a plus de public ou bien dans des salles de spectacle où l’auditoire n’a plus la possibilité d’une participation vraiment interactive, sont plutôt des facteurs de distanciation et de réserve quant à la qualité épique de l’événement.

Épopée “naturelle” et Épopée “artificielle” ?

11Un point de vue consensuel peut sans doute être plus facilement obtenu en examinant la question autrement, avec l’introduction dans le champ problématique d’une nouvelle distinction entre épopée “naturelle” et épopée “artificielle”. L’épopée “naturelle” serait celle dont la performance orale se produit sans intervention extérieure d’aucune sorte, mais est simplement appelée par les pratiques coutumières des usagers du moment, selon des modalités elles aussi conventionnelles : énonciation à l’occasion d’une date du calendrier rituel ou à l’occasion de certaines cérémonies où elle est attendue, comme les mariages, souvent cités en exemple par les africanistes. Certains membres de l’auditoire, selon leur statut respectif, pourront certes toujours considérer que telle ou telle interprétation est plus ou moins conforme à l’idée qu’ils se font d’un canon. Il n’en reste pas moins que ce type d’exécution spontanée en des temps et des lieux dédiés a plus de chance de recevoir un label d’authenticité que dans le cas de récitations artificiellement provoquées par des interventions extérieures. On pense là par exemple au cas d’un collecteur qui prend l’initiative d’organiser une séance d’enregistrement hors contexte et en l’absence d’auditoire. La plupart du temps, l’écoute de telles interprétations montre qu’elles ne fonctionnent pas pleinement, le barde, privé de son auditoire, n’étant plus alors capable de trouver le souffle propre à susciter l’exaltation que l’on attend de la récitation. Ce peut aussi être l’initiative d’un l’artiste qui conçoit sa prestation orale comme un spectacle esthétique d’où toute fonction identitaire est exclue.

Récitation partielle vs exhaustive ?

  • 3 Il est significatif à cet égard que plusieurs intervenants, notamment à pro...

  • 4 Étymologiquement parlant, le rhapsode désigne celui qui coud.

12Quant au mode parcellaire qui se substituerait au mode exhaustif représenté par le cas de la récitation d’une épopée dans son entièreté, c’est un phénomène qui tend sans doute à s’accentuer aujourd’hui, mais il ne faut pas en exagérer la nouveauté. Dans les sociétés où il est possible de considérer qu’existe dans la mémoire populaire collective un fonds épico-mythique identitaire3, composé de récits d’exploits accomplis par des héros connus de tous, une telle fragmentation de la matière épique a toujours été pratiquée dans les séances de récitation. Lorsqu’il se produit dans un tel contexte culturel, un barde peut en effet ne conter qu’un ou deux épisodes d’une œuvre épique, ou les coudre selon son bon plaisir à l’instar du rhapsode4 grec, puisque, de toute façon, la totalité de l’histoire dont cette œuvre rend compte est familière au public.

13L’appropriation de ce fonds historico-légendaire – à l’origine de l’identité fantasmée d’une société – a toujours favorisé une certaine porosité entre des genres qui puisent conjointement à cette source unique. Dans la Grèce antique, par exemple, il est assez fréquent de retrouver des références aux mêmes événements et aux mêmes héros dans des épopées, des tragédies, des poèmes héroïques… Cette exploitation culturelle d’un fonds épico-mythique commun en des formes génériques diverses n’est pas très différente de celles qu’on rencontre aujourd’hui dans les références épiques présentes dans le rap, le slam, le théâtre, voire le cinéma… Cette perméabilité n’est donc pas non plus aussi nouvelle qu’on pourrait le croire, même si elle s‘exerce sur de nouveaux supports.

Auralité mondialisée

14Ce qui relève davantage de l’innovation, en revanche, c’est que la consommation aurale de l’épopée par le public porte aujourd’hui non seulement sur des œuvres orales issues de son propre répertoire littéraire, mais aussi, du fait de la généralisation des moyens médiatiques, sur des œuvres appartenant à des répertoires en provenance d’autres horizons culturels. Il s’agit alors de cas de consommation exogène. À titre d’illustration, est cité l’exemple d’une célèbre épopée iranienne (en l’occurrence épopée romanesque plutôt qu’héroïque) qui fut représentée il y a quelque temps à l’opéra de Lyon. Il est alors assez difficile au public étranger qui a assisté à cette représentation de juger de sa légitimité épique dans la mesure où il ne possède pas la culture patrimoniale adéquate. La distance avec la récitation de l’épopée originelle est encore renforcée lorsqu’il s’agit d’une traduction puisque toute traduction implique toujours un certain degré de trahison selon l’adage italien bien connu : traduttore, traditore. Cette question de la légitimité d’une prestation épique est donc avant tout l’affaire d’usagers autochtones dans les quelques aires culturelles où de telles performances ont encore coutume de se produire naturellement. Quand on change de culture, il semble que la question ne se pose plus vraiment et qu’une certaine artificialité inhérente à la mise en spectacle soit mieux tolérée par un spectateur qui n’a plus de référence-étalon. Celui-ci acceptera généralement de considérer comme épopée ce qui lui est présenté comme tel.

15Pour récapituler et ordonner les débats de ce premier temps de la table ronde, on peut observer que la nouveauté des modalités d’expression d’une prestation épique a été pensée suivant deux axes :

celui de l’énoncé, qui affecte le contenu du texte oralement délivré : disparition de certaines séquences qui semblent sortir progressivement de la mémoire patrimoniale, ajout de nouvelles qui, à l’inverse, viennent l’enrichir ; reformulation de certaines d’entre elles en des termes qui bouleversent voire contredisent la supposée véridicité factuelle de ce qui est rapporté, à laquelle est censée adhérer en principe la fraction la plus traditionnaliste de l’auditoire (les vieux, les bardes de l’ancienne école) ; ce qui peut les amener à contester la légitimité de ces évolutions textuelles. Pour eux, ces nouvelles formulations sont une déformation de la vérité selon la représentation patrimoniale qu’ils partagent. Mais nous avons vu que ces transformations de l’énoncé ont toujours existé au fil de l’histoire. Ce qui est nouveau en l’occurrence, c’est l’accélération vertigineuse du phénomène à l’ère de la modernité. C’est donc une question de degré : en quelques décennies, des bouleversements civilisationnels ont fait évoluer les mentalités plus radicalement qu’en plusieurs siècles précédents, ce qui n’a pas manqué d’avoir des incidences majeures sur le contenu des énoncés de la tradition orale ;

celui de l’énonciation, dont les modalités, qui n’évoluaient jusque-là que très insensiblement, ont été radicalement renouvelées de façon encore plus immédiatement visible : nouveaux interprètes, nouveaux publics, nouveaux lieux, nouvel accompagnement musical, passage d’une oralité première sous un régime d’immédiateté, où les différents acteurs de l’événement sont en présence interactive, à une oralité seconde médiatisée où l’auditoire potentiel de la prestation n’est plus connu de l’énonciateur. De ce fait, la connivence ne peut plus être la même. C’est à ce niveau de l’énonciation que la révolution modale a été la plus marquée.

II. La nature de la rencontre du public contemporain avec un fonds patrimonial épique

Débordement des motifs épiques en d’autres genres

16La seconde partie de la table ronde débute par l’examen d’un autre aspect du thème de la journée. Il s’agit cette fois d’analyser la nature de la rencontre du public contemporain avec un fonds patrimonial épique, lorsque des éléments de ce répertoire mémoriel viennent se greffer sur un autre genre. Ce nouveau développement de la problématique va être l’occasion de faire l’articulation entre les innovations dans les modalités de la profération épique, recensées supra, et le renouvellement des fonctions que ces références épiques sont susceptibles d’endosser dans la société actuelle. L’approche modale intéressait surtout le littéraire, l’approche fonctionnelle sera plutôt le fait de l’anthropologue.

  • 5 Les exemples provenant de Bollywood, il serait peut-être plus juste de parl...

17Pour amorcer la discussion sur le sujet, Amandine D’Avezedo commence par présenter, à titre d’illustration, un long exposé, richement illustré d’images filmiques, sur l’utilisation par le prolifique cinéma populaire indien5 de références au répertoire épico-mythique local, largement connu de toutes les couches de la population. Cette intrusion de motifs épiques dans des scénarios qui traitent par ailleurs de questions sociopolitiques actuelles peut prendre plusieurs formes : parfois, ce sont les divinités mythologiques qui interviennent directement dans l’action : Rama, Krishna etc. Le plus souvent, ce sont des parallèles appuyés entre des héros épiques et les héros du film qui en apparaissent comme des répliques évidentes. L’amalgame est d’autant plus facile en l’occurrence que les dieux de l‘hindouisme ont coutume de se manifester en plusieurs avatars. Ce qui est vrai pour les personnages, l’est aussi pour leurs actions. Ainsi dans un film qui traite de la lutte pour l’indépendance de l’Inde, les exploits du héros sont décalqués sur ceux du dieu Ram. Le spectateur du film, qui connaît par cœur les moindres épisodes de ces récits épico-mythiques, ne peut pas s‘y tromper.

18Cette production cinématographique largement engagée au service de causes diverses (rébellions, lutte anticoloniale, tensions communautaires hindous-musulmans…) opère ainsi une fusion entre l’épique et le politique. Mais cette fusion aboutit aussi à une sorte d’hybridation de la matière épique qui, en se coulant dans un nouveau genre, est tributaire de ses lois. Exemple est donné d’un film de 1935 où Rada et Krishna échangent un baiser à la mode hollywoodienne, ce qui est totalement étranger à la tradition épique. Le réalisateur du film, ayant travaillé pour la MGM, avait parfaitement intégré les codes hollywoodiens.

19Les raisons qui ont amené les réalisateurs de Bollywood à insérer dans leurs films autant de références au riche patrimoine épico-mythique de la tradition hindoue sont assez faciles à comprendre. Dans la mesure où ce patrimoine immatériel est familier à une majorité de la population de cette communauté, pour qui il a une fonction identitaire positive suscitant fierté et exaltation, il est normal qu’il ait été utilisé pour renforcer l’adhésion du spectateur aux exploits des héros de ces films militants aussi bien qu’à la cause sous-jacente que ces films professent : la glorification de la culture hindoue. Le recours aux motifs épiques devient alors un instrument de propagande ethnique. En marge de ce propos, Amandine D’Avezedo fait une constatation amusante qui montre à quel point cette stratégie fonctionne. Les acteurs qui incarnent les héros de ces films peuvent, grâce à l’aura épique conférée à leur personnage, acquérir eux-mêmes un haut degré de prestige social, et même réussir une carrière politique, du fait d’une confusion fréquente en milieu populaire entre la personne et le personnage.

20À la suite de cet exposé, plusieurs intervenants font état de phénomènes similaires. Ainsi, il n’est pas rare que l’allusion à des motifs épiques populaires apparaissent dans le rap, le slam, la chanson… Le cas semble assez fréquent en Afrique, d’après plusieurs témoignages. L’explication de cette porosité est toujours la même : le prestige de l’épique est utilisé pour renforcer celui de la prestation, entraînant ainsi l’adhésion aux valeurs qu’elle exprime.

Utilisation hors champ de modèles et de figures épiques dans la vie sociale

21À partir de ce constat que le débordement des motifs épiques en d’autres genres s’est fortement accentué aujourd’hui jusqu’à devenir parfois la norme, le propos s’est élargi pour interroger toute utilisation hors champ de modèles et de figures épiques dans la vie sociale. En différentes communautés, les témoignages sont multiples de l’exploitation dévoyée de références épiques connues, tirées d’un fonds patrimonial populaire à des fins qui n’ont rien de culturel. Ainsi, on se sert parfois de la force prestigieuse de la référence épique pour renforcer l’efficacité commerciale de spots publicitaires dans des domaines où on ne l’attendrait pas (une publicité pour un laxatif par exemple). Il est tout aussi fréquent d’avoir recours à de telles références, là où ce fonds patrimonial exaltant est encore présent et actif dans la conscience collective, pour servir des objectifs politiques, notamment à l’occasion de campagnes électorales : tel ou tel candidat pourra ainsi être assimilé à un héros épique connu dans des spots télévisés ou sur des affiches en vue d’augmenter sa popularité. Cette utilisation du prestige de l’épopée à des fins politiques est particulièrement répandue en ex-URSS, notamment dans le Kirghizistan ou dans l’Altaï, ainsi que l’ont montré respectivement Julien Bruley et Clément Jacquemoud (par exemple, exploitation systématique de la réputation glorieuse de Manas, le héros épique kirghize par excellence, ou celle d’autres figures épiques altaïennes, comme Altaï-Buuchai, Uchar-Kaï…).

22La référence à des motifs héroïques du fonds patrimonial est ainsi susceptible d’investir tous les domaines de la vie sociale. On peut certes considérer que ce nouveau phénomène participe toujours de la rencontre du public contemporain avec son patrimoine oral épique, mais il s’agit alors d’avatars dégradés. De telles pratiques utilisent la dimension identitaire de l’épopée pour la mettre au service d’autres fonctions sociales de second degré. S’il est bien sûr encore possible de reconnaître dans ces usages la trace de l’épopée, on peut toutefois douter de la légitimité culturelle du statut épique de tels emplois.

Notes

1 Entre autres, Claude Lévi-Strauss, Claude Calame, Jean Derive, Florence Dupont, James Foley, Graham Furniss, Gérard Lenclud, Eric Hobsbawm, Terence Ranger.

2 Sur les seuils civilisationnels qui fondent ce concept, voir la conclusion d’Elara Bertho et Clément Jacquemoud.

3 Il est significatif à cet égard que plusieurs intervenants, notamment à propos des cultures indienne, iranienne, africaine, parlent indifféremment de mythes ou d’épopées à propos des références issues de ce fonds historico-légendaire.

4 Étymologiquement parlant, le rhapsode désigne celui qui coud.

5 Les exemples provenant de Bollywood, il serait peut-être plus juste de parler de production cinématographique hindoue.

Pour citer ce document

Jean Derive, «Avatars contemporains de l’épopée orale : enjeux problématiques», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 04/02/2023, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/422-avatars-contemporains-de-l-epopee-orale-enjeux-problematiques

Quelques mots à propos de :  Jean  Derive

Université de Savoie Mont-Blanc
Jean Derive est professeur émérite de littérature comparée à l’université de Savoie Mont-Blanc, membre du REARE (Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées) et auteur de nombreuses publications sur l’épopée, parmi lesquelles : L’épopée, unité et diversité d’un genre (dir.), Karthala, 2002 ; Les canons du discours et la langue (dir. avec S. Bornand), Karthala, 2018 ; Littératures orales africaines : perspectives théoriques et méthodologiques (dir. avec U. Baumgardt), 2008 ; Oralité africaine et création (dir. avec A M Dauphin), Karthala, 2002.