Epopée, Recueil Ouvert : Section 3. L'épopée, problèmes de définition II - Marges et limites
Des terrains divers, un problème récurrent : les parcours des intervenants
Résumé
Pour accompagner la vidéo de la table ronde de la matinée.
Abstract
Different fields, same problem : our speakers’ approach to field work
This article is a companion to the video of the morning session.
Texte intégral
1Au cours de la matinée de la journée d’études du 23 juin 2022 “Comment l’épopée orale rencontre le public contemporain”, les participant.e.s ont pris la parole tour à tour pour se présenter et expliciter comment ils ont été confrontés au problème de la transformation du rapport entre public et récitant. De l’Afrique à l’Asie du sud-est en passant par l’Asie centrale et septentrionale, leurs interventions montrent que cette transformation des mediums est partout présente et d’une importance partout cruciale, malgré la diversité des formes que prennent les épopées rencontrées sur ces terrains contemporains. La vidéo complète de cette matinée est disponible sur le site archive.org, accessible par le mot-clé “Projet Épopée” :
VIDEO : https://archive.org/details/table-ronde-comment-lepopee-orale-rencontre-le-public-contemporain_202301
2Diversité des épopées, diversité des terrains, diversité des statuts des récitants et des auditeurs : ces interventions ont montré à l’envie que l’épopée aujourd’hui est plurielle de par le monde. Les chercheurs s’adaptent, déplorent ou se réjouissent de ces changements, tout en tentant, dans chaque cas, de comprendre les enjeux de récitation et d’écoute de ces récits.
3Sont présentées ci-dessous les grandes lignes des présentations des unes et des autres.
4Clément Jacquemoud – Dans l’Altaï russe, l’épopée est nommée kaï, terme qui désigne également la technique de chant particulière (le chant de gorge ou chant diphonique) avec laquelle elle doit être récitée. Cette technique, associée initialement à l’imaginaire sur la Mongolie (paysages steppiques, chamanisme…), se voit récupérée localement dans le cadre de la nouvelle économie globale de la musique (musiques du monde), du tourisme, ainsi que dans le cadre du renouveau religieux postsoviétique. Les chanteurs d’épopées d’aujourd’hui, héritiers à la fois des bardes d’autrefois mais aussi de ceux ayant adhéré au régime soviétique (avec l’autocensure qui en découlait), créent désormais leurs propres récits qu’ils adaptent non seulement à leur nouveau public, mais aussi à leur nouvelle foi. De l’oralité traditionnelle auprès du feu durant la chasse à la récitation au livret sous les yeux dans une église pentecôtiste, en passant par un chant épique dans un temple bouddhique, on assiste donc à une resémantisation de l’épopée via la revitalisation de la technique de récitation (le kaï), mais aussi à une dispersion des voix dissonantes, la polyphonie étant autrefois inhérente à un seul texte.
5Yann Borjon-Privé – De nombreuses épopées ont été notées et résumées au cours du xxe siècle chez les Dolganes de l’Arctique sibérien. Toutefois, le caractère oral de la pratique a reculé de façon importante durant la période soviétique. De nos jours, en contexte postsoviétique, Yann Borjon-Privé a constaté un rapport nouveau à la narration. Il a ainsi rencontré un conteur éleveur de rennes, incité bon gré mal gré à réciter l’épopée dans le cadre de tournées de promotion de la culture dolgane. L’éleveur est un symbole des Dolganes urbanisés qui voient dans le personnage un “porteur de la tradition”. Les éleveurs de leur côté doivent inventer de nouvelles manières de transhumer pour résister à l’installation en village ou en ville. L’accent porté sur l’épopée a renouvelé l’intérêt pour la pratique et de nouveaux acteurs sont apparus sur le terrain. Yann Borjon-Privé, en tant qu’étranger “éclairé”, a été perçu comme un “outil” susceptible de ramener de l’épopée, et a été utilisé par les institutions locales en devenant “collecteur”. Par ailleurs, les folkloristes se sont rapprochés des scientifiques pour travailler avec eux sur de la donnée locale. Il y a donc eu un retissage de liens entre les activistes culturels, les “porteurs de traditions” et les scientifiques, menant à la constitution de corpus et à des publications. Toutefois, des problèmes subsistent, puisque des textes ont été retravaillés au point que leurs auteurs ne les reconnaissaient plus. Qui plus est, il n’y a quasiment pas d’acheteur pour ce type de publication, qui est finalement offerte aux invités de passage et aux écoliers. Enfin, cette activité est menée par une institution publique dont quelques fonds ponctuels proviennent notamment de l’entreprise Norilsk-Nikel, ce qui lui permet de montrer qu’elle porte un intérêt à la culture locale.
6Aurélie Biard s’est intéressée au lien entre le héros épique Manas et le concept politico-religieux de “Ciel” (Tengri, l’ancienne divinité vénérée des Turco-Mongols) au Kirghizstan, et notamment au sein du mouvement de renouveau national et identitaire postsoviétique. Il y a eu plusieurs tentatives successives pour instaurer un culte d’État, en obligeant par exemple les fonctionnaires à se rendre en pèlerinage sur la tombe de Manas à Talas, processus qui correspond entre autres à l’historicisation du héros mythique. L’association de Manas à la figure abstraite du “Ciel” a eu quant à elle le mérite de transcender l’appartenance clanique, mais ces différentes tentatives n’ont pas fonctionné et n’ont jamais donné lieu à un culte au niveau individuel.
7Amandine D’Azevedo – L’industrie cinématographique indienne a dès ses débuts mis les mythes en images, avec un déclin toutefois au cours du temps. Les productions cinématographiques contemporaines comportent cependant encore de nombreuses images tirées des mythes, un super-héros (Krrish, création de Rakesh Roshan en 2006) reprend notamment un célèbre personnage mythique (Krishna). Comment les formes du cinéma interagissent avec les épopées et les mythes ? Comment la technique intervient au sein des productions cinématographiques pour revivifier le genre épique ? Le cinéma apparaît être un genre permettant de médiatiser des traumatismes populaires. Amandine D’Azevedo constate également l’existence de pratiques religieuses liées à la cinématographie (dépôt de fleurs sur la télévision), média qui permet aussi le passage de l’écran à la politique (de nombreux acteurs deviennent politiciens) ou la transmission des rôles au sein d’une même famille (par exemple dans les dynasties d’acteurs du sud, qui se "passent" les rôles mythologiques). Ainsi, certains films ont récemment employé le héros épique (de film) pour régler des questions politiques (réécriture de l’histoire coloniale notamment).
8Sandra Bornand a étudié la figure de Boubou Ardo Galo, en lutte contre l’Islam, à travers deux interprétations peules et zarma de l’ouest du Niger. Le héros pose la question de la resémantisation, des différences de réception et de la migration d’un personnage entre les langues. Le contemporain de la réception resémantise en permanence autour de la place de l’Islam de plus en plus importante dans les sociétés ouest-africaines. Cette figure permet d’analyser le traitement de l’héroïsme sous l’angle du paradoxe et de l’ambiguïté : ce qui est le signe d’une “pensée épique” (pour reprendre l’expression de Florence Goyet) en construction : elle signale une auto-réflexion des sociétés peules et zarma sur le rôle de l’Islam aujourd’hui.
9Sandra Bornand suivait les récits des griots zarmas, mais de jeunes zarmas urbains lui disaient que les Zarmas n’avaient pas d’épopées. Les épopées transmises à la radio étaient uniquement celles des Peuls et des Bambaras, avec le choix de mettre en scène l’ancêtre mythique. Ce choix de prendre le récit d’un autre était une stratégie pour ne pas créer de conflits, pour basculer dans un autre genre discursif, les récits de distraction.
10Ainsi, un griot rencontré avait pris un co-narrateur pour donner du rythme à son épopée, ce qui la rendait appréciée du public, mais ce dernier disait du griot qu’il n’avait pas de mémoire.
-
1 Elara Bertho, Sandra Bornand, “Jhonel, une voix en lutte contre les inégali...
11De nos jours, les griots sont tous décédés, mais un slameur zarma, Jhonel, a choisi de s’emparer de la tradition, et il met de temps en temps une phrase d’épopée en zarma dans ses slams en français. Et il a mis en scène un extrait d’une épopée peule pour essayer d’amener un nouveau public, une distraction proposée par quelqu’un qui n’était pas légitime au premier abord et qui fait un basculement en s’appropriant l’épopée, suscitant une lutte intrafamiliale car son père était imam1.
12Thi-Hiep Nguyen a présenté le fonds d’épopées collectées auprès d’une dizaine d’ethnies minoritaires des hauts plateaux du Vietnam (405 épopées), puis publiées (62 tomes bilingues vernaculaire-vietnamien moderne), lors d’un projet à grande échelle initié par l’Académie des Sciences Sociales du Vietnam. Les épopées sont toujours pratiquées sur les hauts plateaux lors des rites de passage (naissances, mariages, funérailles), par exemple pour guider le mort. Thi-Hiep Nguyen lance un appel pour que les chercheurs se lancent dans l’étude de ces fonds immenses, restés sous-exploités à ce jour et pourtant d’une richesse exceptionnelle.
13Elara Bertho a présenté son enquête à Conakry, sur le marché de Madina en 2014, où des fragments de l’épopée de Samori Touré étaient vendus sur CD. Certaines récitations étaient stockées sur des disques durs et vendus en arrières boutiques, sur clé USB. Prendre acte de ces nouvelles modalités de vente et de consommation de l’épopée, c’est aussi constater de nouvelles pratiques de circulation des chants, où ne reste que le nom du griot, et un titre conservé dans le nom du fichier. Ces récits, en malinké, parfois relativement long (une demi-heure couramment, une heure parfois), sont performés dans des rassemblements de grandes familles et servent à faire l’éloge de l’hôte. Ils sont ensuite reconnus comme particulièrement bien récités et se retrouvent dupliqués sur les marchés. Certaines récitations reconnues comme exceptionnelles peuvent même être diffusées à la radio nationale (Radio et Télévision de Guinée).
14Monire Akbarpouran a présenté ses recherches auprès des bardes (ashiq) turcs en Iran en contexte urbain : elle analyse les changements des codes de la récitation traditionnelle (des longs récits : destan). Favoriser le chant plutôt que la récitation constitue un changement majeur (on retrouve cela en Guinée et au Mali également, ce que montre Elara Bertho, ou lorsque c’est la technique vocale qui est mise en avant à l’instar des chants de gorge qu’analyse Clément Jacquemoud). Se démarquer du groupe rival des “artistes” constitue une autre stratégie d’adaptation des bardes, notamment en changeant de répertoire (diminution du rôle des bénédictions, récitations, de mode de vie exemplaire…) et de contexte de récitations (désormais majoritairement lors de fêtes de mariage). Les bardes expriment une grande nostalgie : le discours et le rôle du barde ne sont plus les mêmes.
15Étant donné qu’il est très compliqué de publier en langue turque en Iran, le mouvement identitaire de la minorité turque s’est appuyé sur la tradition orale. Les bardes sont dévalorisés chez les Turcs d’Iran, leur art est considéré comme destiné aux personnes âgées, sans éducation, analphabètes, campagnardes. La dévalorisation est allée de pair avec une rupture dans la transmission, due à la destruction des instruments et une interdiction de pratiquer la musique à la suite de la Révolution islamique. De nos jours, comment les ashiq qui restent récitent-ils l’épopée de Köröglu, non considérée comme une épopée et toujours interdite de publication en Iran ? Une association des ashiq a vu le jour, qui compte 30 000 membres. Mais les ashiq ont du mal à accepter le statut d’artiste-chanteur qu’on leur propose, et à passer les examens qui leur permettrait d’y accéder. Eux considèrent que leur art ne peut être monnayé : ils ont hérité un don de la récitation, et appris auprès d’un maître, qui leur a transmis également un territoire de pratique. La relation au public change ainsi en fonction de la durée de formation de l’ashiq et selon les “variantes” qu’il va réciter.
16Amadou Sow – Les Peuls partagent leurs épopées avec d’autres groupes, tels que les Wolofs et les Mandingues : ils ont suivi les mêmes écoles et utilisent les mêmes airs musicaux et instruments d’accompagnement. L’épopée a été interdite chez certains groupes peuls du Nigeria et du Cameroun, dans la mesure où elle est considérée par les tenants de l’islam comme un véhicule de valeurs susceptible de renvoyer les musulmans à des pratiques traditionnelles “animistes”.
17Dans le Fouta-Toro, région située à cheval sur la partie nord du Sénégal et le sud de la Mauritanie, l’épopée peule évolue aujourd’hui vers la chanson, qui reprend certaines thématiques, et les figures héroïques. Parfois elle n’en cite que quelques mots, mais ils sont très identifiables si l’on maîtrise un tant soit peu l’épopée. C’est la raison pour laquelle la chanson ne peut s’expliquer qu’en partant de l’épopée. Il faut bien noter néanmoins que ceux qui chantent aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux qui récitent, ces derniers étant historiquement des griots issus d’une classe spécifique.
18Kévin Colbert Mba-Mbegha travaille pour sa thèse sur le mvet. Au cours de la récitation de l’épopée du mwet chez les Fang du Gabon, le barde profite de quelques moments chantés faisant office de “refrain” pour parler de lui, de ses difficultés dans la vie, de son rôle de gardien de la tradition et de sa difficulté, ce qui contribue au plaisir de l’auditoire.
19Une deuxième table ronde s’est tenue l’après-midi, temps d’échanges et de débats autour des convergences, mais aussi des divergences et des singularités des terrains de chacun. La vidéo complète de cette après-midi se trouve également disponible sur archive.org : Jean Derive a eu la gentillesse de fédérer ces discussions menées tambour battant, dans un texte synthétique qui constitue la section suivante de ces actes et où l’on trouvera également le lien de la vidéo.
Notes
1 Elara Bertho, Sandra Bornand, “Jhonel, une voix en lutte contre les inégalités”, Cahiers de littérature orale (2020/Hors-Série), INALCO, p. 25‑35. Voir aussi Elara Bertho, Sandra Bornand, “Jhonel, un “griot moderne”. Quel engagement pour le slam au Niger ? ”, Multitudes 87 (2022/2), Association Multitudes, p. 66‑72 ; et les propres textes de Jhonel, Niamey, cour commune : slam, Paris, L’Harmattan, 2014.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Elara Bertho
Les Afriques dans le Monde, LAM, UMR 5115.
Elara Bertho est chercheuse au CNRS au sein du laboratoire LAM (Les Afriques dans le monde, UMR 5115). Elle a travaillé sur les épopées de résistance à la colonisation en Afrique de l’Ouest, en particulier au Niger et en Guinée. Ses travaux portent actuellement sur les articulations entre littérature et politique pendant la dictature de Sékou Touré, en Guinée, entre 1958 et 1984. Elle a publié Sorcières, tyrans, héros (Champion, 2019), Essai d’histoire locale, de Djiguiba Camara, L’œuvre d’un historien guinéen à l’époque coloniale, avec Marie Rodet, Brill, (2020), et dirigé plusieurs ouvrages collectifs. Elle dirige la collection "Lettres du Sud" chez Karthala.
Quelques mots à propos de : Clément Jacquemoud
Groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’EPHE, GSRL, UMR 8582
Clément Jacquemoud travaille depuis 2005 avec les populations autochtones turcophones de la République de l’Altaï (Sibérie méridionale en Fédération de Russie). Ses travaux portent sur les interactions religieuses et les dimensions politico-identitaires de la réarticulation du croire dans le contexte postsoviétique, ainsi que sur le rôle de l’épopée dans la construction de l’identité altaïenne. Publications : Les Altaïens, peuple turc des montagnes de Sibérie, Genève-Paris, Musée Barbier-Mueller & Somogy, 2015 ; “From Clanic Shamaness to Burkhanist Messenger : Transformations of Religious Roles of Altaian Women (19th-21st centuries)”, in Sophie Roche et Davide Torri (éds.), The Shamaness in Asia, Gender, Religions and the State, Londres, Routledge, 2021, p. 133-154 ; “Èšua, Učar-kaj, Ak-Byrkan et les autres. Les nouvelles formes épiques des mouvements religieux altaïens”, in F. Goyet et J.-L. Lambert (éds.), Auralité : changer l’auditoire, changer l’épopée, Le Recueil ouvert, volume 3 (2017) ; “Altaj-Buučaj, héros épique de l’entre-deux siècles”, in F. Goyet & J.- L. Lambert (éds.), L’épopée, un outil pour penser les transformations de la société, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, 2014/45, http://emscat.revues.org/2292.