Epopée, Recueil Ouvert : Section 3. L'épopée, problèmes de définition II - Marges et limites
Introduction
Résumé
Cette introduction replace la table ronde dans le cadre des recherches menées conjointement par le Projet Épopée et le GSRL depuis plusieurs années.
Abstract
Introduction
The introduction sets the Round Table against the background of the research program Projet Épopée and GSRL have been conducting jointly by for several years.
Texte intégral
1Bonjour à toutes et à tous.
2De mon côté, je vais essayer de resituer cette journée par rapport à celles que nous avons déjà organisées. C’est déjà loin, car nous avons dû reporter longtemps cette journée en raison de la pandémie, elle était difficile à penser en ligne car nous voulions véritablement que vous puissiez vous rencontrer.
3C’est en 2014 que nous avons organisé la première journée, intitulée “L’Épopée, un outil pour penser les transformations de la société”. Cette journée a été publiée, la même année, dans la revue EMSCAT (https://journals.openedition.org/emscat/2265). En 2016, nous avons organisé une deuxième journée, intitulée “Auralité, changer l’auditoire, changer l’épopée”, qui a été à nouveau suivie d’une publication, cette fois dans le Recueil ouvert (http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/256). Il s’agissait déjà, dans les deux cas, de faire dialoguer anthropologues et comparatistes qui se retrouvent sur cet objet qu’est l’Épopée, chacun avec ses méthodes et son approche. Il s’agissait donc de trouver des anthropologues qui s’intéressent vraiment aux textes, et des spécialistes de littérature comparée qui restituent les textes dans leurs contextes comme Christiane Seydou Silamaka et Poullori, ou Claudine Le Blanc : La Bataille de Piriyapattana au Karnataka, présentes aujourd’hui.
4Si je reprends le fil de cette histoire en le remontant, nous sommes partis de l’approche de Florence, de Penser sans concepts (2006, Honoré Champion), et cela pour une raison simple.
5En travaillant moi-même dans le Grand Nord Sibérien, et sans connaître alors les travaux de Florence, j’étais arrivé à des idées comparables. Les Nganassanes chantaient en effet une société qui n’existait pas et qui n’avait jamais existé, mais vers laquelle ils pensaient qu’ils pouvaient aller. Et ils se demandaient comment on pourrait vivre dans une société où l’on ne manque de rien. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, c’était une dystopie. Cette société, devenue opulente en raison d’un élevage de rennes qui n’aurait cessé de prendre de l’ampleur, n’était pas du tout un monde de rêve car le mariage, sous la forme que l’on connaît, y serait devenu impossible. C’était véritablement la question du changement de société qui était ici posée et l’épopée essayait d’imaginer des manières de vivre dans un monde où l’on ne manque de rien, et où la guerre semblait inévitable.
6Je m’étais aussi rendu compte pour mes propres enregistrements de la nécessité d’avoir un auditoire pour enregistrer ces chants, car le barde attend les réactions du public qui doit savoir le relancer – ce qui n’est pas du tout le cas quand on enregistre une légende ou un mythe. Pour notre deuxième journée, nous nous sommes intéressés précisément à la question de l’auditoire.
7Tout cela nous mène finalement à la journée d’aujourd’hui : pour moi, elle est née de la constatation que le recueil que j’ai pu faire voilà longtemps serait aujourd’hui totalement impossible : l’épopée sur mon terrain a cessé d’être, et la tradition aussi.
8“Comment l’épopée traditionnelle rencontre le public contemporain” est en effet le thème de notre journée. On ne va pas tenter aujourd’hui de définir ce qu’est la tradition – même si nous allons bien sûr y revenir – ce n’est pas là l’objet, et la journée n’y suffirait pas. Mais nous vous proposons d’interroger la place et les changements de l’épopée telles que nous les organisateurs l’avons connue dans notre monde contemporain. Et c’est précisément parce que vous vous y êtes tous confrontés sur le terrain, chacun sur le sien et chacun avec son approche propre, que nous avons voulu vous permettre de vous rencontrer et d’échanger sur ce thème qui, à n’en pas douter en est un, et qui demande encore à être pensé. Nous n’irons sans doute pas aujourd’hui jusqu’au bout de cette réflexion, mais notre ambition est de pouvoir au moins engager un processus de réflexion qui nous l’espérons portera ses fruits.
9Je voudrais à présent rappeler un peu plus précisément d’où nous sommes partis, dans la perspective ouverte par Florence, de l’hypothèse forte de Florence de l’épopée refondatrice : l’épopée pour penser le changement auquel on se trouve confronté, et pour donner des possibilités de le penser et de sortir du brouillard dans lequel on se trouve. Je prendrai un exemple qui m’a beaucoup intéressé, celui des Ougriens de l’Ob. C’est une société de l’ouest sibérien confrontée à une christianisation forcée, violente, au XVIIIe siècle. Chacun doit devenir orthodoxe et celui qui refuse peut être condamné à mort. Plus tard émerge sur ce terrain un nouveau système de pratiques, avec un nouveau discours. Il s’agit là d’une épopée, refondatrice, mais d’une forme très différente de l’Iliade ou de la Chanson de Roland. Nous avons proposé de l’appeler “épopée dispersée”, parce que ce qui joue le rôle d’épopée, ce sont de multiples chants qui montrent ensemble qu’on peut sortir du piège que tend l’Histoire : qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux systèmes. Le fils de Dieu est venu sur Terre, on doit le célébrer comme il faut, mais son culte n’est pas incompatible avec les cultes que l’on peut rendre aux dieux autochtones ; tout marche très bien ensemble, et tout a très bien marché aussi du point de de vue russe, jusqu’à la révolution. Le blocage de la société paraissait total, et finalement une nouveauté a surgi à travers ces textes nombreux, qui ont fonctionné ensemble et ont permis de surmonter le blocage.
10Toutes les épopées ne sont évidemment pas refondatrices et l’on en trouve aussi dans des sociétés qui ne sont pas paralysées par une période de troubles sans précédent. On peut penser que le blocage de la société est un cas extrême et que plus largement l’épopée permet aussi plus simplement de surmonter des contradictions sociales en inventant une ou plusieurs possibilités. Je pense à la belle présentation, qui a donné ensuite un bel article (“Adaptabilité de l’épopée en fonction du public : le cas de Lorik (Inde du Nord)”) de Catherine Servan Schreiber. Merci à Claudine Le Blanc d’avoir fait circuler avant notre journée cet article puisque Catherine n’est malheureusement plus là pour pouvoir le faire. L’épopée de Lorik permet de penser des contradictions locales qui affectent la société sans pour autant la mettre en péril. Les fins de cette épopée, extrêmement diverses, peuvent être analysées en fonction de l’auditoire, qui choisit de sanctionner, ou pas, les transgressions au dharma du héros concernant une seconde épouse a priori interdite pour trois raisons différentes. Les sanctions sont elles-mêmes très diverses selon les versions, le héros peut aussi ne pas être sanctionné. Il y a donc différentes solutions en fonction des publics. Par exemple, quand la récitation se fait entre hommes, cette seconde union est possible ; mais si leurs épouses sont présentes, il ne peut plus en être question… Il y a aussi beaucoup d’autres possibilités (de manière a priori paradoxale, le héros peut par exemple être divinisé). Je vous renvoie à ce bel article pour en savoir davantage.
11Si l’on pousse un peu cette réflexion par rapport à la crise de la société, aux changements et aux contradictions, on retombe vite sur les propositions que nous avaient apportées Jean Derive en 2017. Jean Derive n’a pas pu venir aujourd’hui pour nous en parler plus largement et je le fais donc. (Il est avec nous en visio, et à défaut de participer physiquement, il présentera une synthèse de nos échanges de cet après-midi que vous trouverez dans le dossier publié ci-dessous). Vous avez cet article dans le Recueil ouvert (“L’une meurt, l’autre pas. L’épopée au fil du temps”). Si l’on part de l’idée que l’épopée se comprend dans le contexte de sa performance et qu’elle propose des solutions à un problème que se pose l’auditoire, il s’ensuit logiquement que l’on peut s’attendre à ce que l’épopée disparaisse une fois que le problème en question a été résolu, d’une manière ou d’une autre, que cette solution ait été, imaginée par l’épopée, d’ailleurs, ou en-dehors d’elle par la société. Du coup la durée de vie de l’épopée pourrait finalement être assez brève. Ensuite, quand les épopées ont été notées, écrites par des collecteurs extérieurs, les textes que nous étudions sont pour ainsi dire des momies d’un temps ancien, et ont un statut comparable aux objets conservés dans les étagères d’un musée, quitte à les ressortir de temps en temps pour une manifestation nationale ou identitaire. Il nous faut garder à l’esprit cette idée de muséification car cela pose directement la question de la patrimonialisation de l’épopée et renvoie à celle qui nous intéresse aujourd’hui. Que fait-on de ces textes qui n’ont peut-être plus cours et qui ne répondent plus aux attentes de celles et ceux qui les ont composés et chantés ? Est-ce qu’on les réinvestit, est-ce qu’on les réinterprète, et alors comment ? Qu’en pense alors l’auditoire qui parfois devient peut-être un simple public ?
12Bien entendu, il y a une autre possibilité, que Jean Derive avait explorée, celle d’une épopée qui survit et s’adapte au fil du temps pour répondre à de nouvelles attentes. Il en proposait deux exemples. Un autre, très bel exemple était présenté par Sandra Bornand – merci à vous d’être là – “Boûbou Ardo Galo, une interprétation songhay-zarma”.Il s’agit d’une épopée qui traverse non seulement le temps, mais aussi une frontière culturelle, et qui est diffusée par un nouveau média : la radio ; radio qui amplifie la voix du griot mais le prive d’interactions directes avec son auditoire.
13Donc si l’on se place dans cette perspective, on arrive à un constat évident – si l’on est bien d’accord pour penser que nous sommes aujourd’hui dans un monde en crise (je ne pense pas que beaucoup d’entre nous pensent le contraire…). Avec cette idée de crise, en ayant à l’esprit notre monde d’aujourd’hui, on pourrait en conclure que l’épopée devait être plus que jamais mobilisée. Pourtant spontanément, ou alors cela m’a échappé, nous ne la voyons pas resurgir en force. Est-ce qu’il faut alors en conclure quelque chose sur le traditionnel et sur la modernité (ou sur la postmodernité pour certains de nos collègues) en pensant que l’épopée serait incapable de sortir de ce “traditionnel”, et serait en somme une vieillerie ? Ou alors que se passe-t-il et comment peut-on le penser ? C’est au fond la question que nous vous posons.
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1 Jean Derive, L'épopée, unité et diversité d'un genre (dir.), Karthala, 2002.
14Je profite de son absence pour citer encore une fois Jean Derive qui donne peut-être une piste, en nous éloignant, je pense avec raison, des notions de traditionnel et de modernité : “Il apparaît qu’en bien des cas, les épopées sont surtout devenues des objets morts dans des zones de civilisation où la culture de l’écrit et des médias a totalement occulté l’oralité dite ‘première’ selon laquelle la communication implique une mise en présence directe de l’énonciateur avec son public dans le cadre d’une performance1”.
15Je pense que l’on va rediscuter aujourd’hui de ces différentes questions, mais c’est l’écrit ici qui est pointé du doigt. Bien sûr, on ne peut pas non plus renvoyer l’épopée exclusivement du côté de l’oralité par opposition à l’écriture, cela ne ferait pas sens, même si l’on ne doit pas nier l’importance de la culture de l’écrit et de sa diffusion. En Occident, Florence tu fais, je crois, une césure avec l’apparition de l’imprimerie et la diffusion massive de l’écrit, mais cela n’élimine pas pour autant l’épopée de notre monde moderne. Tu en parleras peut-être.
16L’écrit permet aussi de s’interroger sur une autre catégorie, celle de l’auteur. On peut bien entendu adapter des textes anonymes et les transformer en fonction, par exemple, de l’auditoire et de ses attentes. Dans l’exemple ougrien que j’évoquais tout à l’heure, je pense véritablement savoir qui a composé l’épopée au XIXe siècle, Maksim Nikilov, mais il ne l’a pas revendiqué. Il fait comme s’il n’était que l’interprète des textes, et non l’auteur, ce qui leur a permis de s’adapter et de continuer leur vie. En revanche, si l’on a un auteur visible, c’est plus difficile de changer le texte. Mais ce n’est pas une nouveauté, et en rien une question moderne, il suffit de penser à Virgile, et l’on déclamait les chants de l’Énéide. On peut évidemment choisir d’interpréter tel ou tel chant et la question de la performance est entière, liée à la question de l’interprète et non de l’auteur. Et bien entendu les réécritures sont, elles aussi, tout aussi envisageables. Est-ce qu’Ulysse de Joyce est encore une épopée ? Cela nous emmène bien loin de notre sujet d’aujourd’hui, mais la question de l’auteur se pose aussi, je pense au chanteur altaïen qui nous rejoindra tout à l’heure et qui a composé son épopée à partir de la Bible et des chants épiques altaïens. Avant de vous laisser la parole, je me permets donc de poser autrement la question : Si l’épopée permet de penser le changement, si l’épopée est un outil traditionnel pour penser le changement, ce qui n’est en rien un oxymore, est-ce que finalement les changements sans précédent que notre monde connaît ont eu, de manière paradoxale, raison de cette épopée “traditionnelle”, spontanément associée, mais peut-être bien à tort, au monde d’hier. Ou bien est-ce que l’épopée resurgit ? Autrement ?
17C’est à vous de nous le dire ! Merci à vous !
Notes
1 Jean Derive, L'épopée, unité et diversité d'un genre (dir.), Karthala, 2002.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jean-Luc Lambert
EPHE, GSRL
Jean-Luc Lambert est maître de conférences à la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études et membre du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL, UMR 8582). Il dirige depuis 2007 le Centre d’Études Mongoles et Sibériennes de l’EPHE. Anthropologue de formation, spécialiste des sociétés sibériennes, il est notamment l’auteur d’une monographie consacrée au chamanisme des Nganassane, un petit peuple de l’Arctique. Ses recherches actuelles, menées dans une perspective anthropologique et historique, portent sur les interactions religieuses entre l’orthodoxie et les différents systèmes religieux des minorités non-slaves établies en Russie, sur l’épopée et sur le chamanisme).