Dossier Acta Litt&Arts : Actes des journées d'étude Donjons & Labo
Jouer (avec) la sociabilité : La systémisation des relations interpersonnelles dans les jeux de rôle vidéo
Texte intégral
1Le jeu de rôle est une pratique disparate, au sens où elle s’exprime à travers des styles de jeu différents, mais également des supports différents. Deterding et Zagal distinguent à cet égard quatre types de jeux de rôle : le jeu de rôle sur table, le jeu de rôle grandeur nature, le jeu de rôle individuel sur ordinateur et le jeu de rôle massivement multijoueurs en ligne1. Nous ajoutons à ces quatre types le cas des narrations interactives ludiques et des jeux de rôle textuels asynchrones sur forum, dont les singularités manifestes constituent une pratique à part entière.
2L’objet auquel nous consacrerons notre réflexion dans cet article est celui des jeux de rôle individuels sur ordinateur, que nous pouvons également désigner comme « jeux de rôle vidéo ». Nous esquisserons dans un premier temps les contours définitoires de cet objet, qui s’éloigne à première vue de la grande liberté d’improvisation et de la sociabilité mise en jeu au cours d’une partie de jeu de rôle sur table, par exemple.
Role playing games et postures de joueurs au rôle fabulateur ou sociable
3Dans la continuité de leur article, Deterding et Zagal donnent du CRPG (computer role-playing game) la définition suivante :
Les jeux de rôle sur ordinateur peuvent être décrits comme des jeux de rôle sur table auxquels on joue individuellement sur un ordinateur : un joueur assume le contrôle de tous les personnages jouables et l’ordinateur occupe la fonction d’arbitre […]. Les jeux de rôle sur ordinateur se distinguent a priori des jeux de rôle sur table en cela qu’ils permettent de jouer individuellement, de mettre l’accent sur les intrigues et les règles, qui peuvent être bien plus complexes dans la mesure où elles sont prises en charge par un ordinateur2 […].
De plus, ils ajoutent que les jeux de rôle sur ordinateur se différencient de la théâtralité des jeux de rôle sur table. Ils ne permettent supposément pas d’interpréter et de faire corps avec un personnage, dans la mesure où le joueur et son avatar ne partagent pas une enveloppe matérielle. L’union corporelle se trouve nécessairement contrecarrée par l’impossibilité pour le réel et le virtuel de se fondre l’un dans l’autre. Cela demeure toutefois discutable. L’expérience vidéoludique, et plus spécifiquement celle des jeux de rôle vidéo, voit naître des postures de joueur qui se distinguent les unes des autres et qui peuvent tendre (ou non) vers l’interprétation stricte d’un personnage. Ces postures correspondent à autant d’attitudes que le joueur peut adopter au cours de son expérience et qui vont orienter sa préhension des personnages. Si certains joueurs privilégient la performance, au sens où ils choisissent de mettre en avant l’efficacité ludique de leurs personnages lors des phases de gameplay, les deux profils qui nous intéressent sont ceux que nous identifions comme étant le joueur « fabulateur » et le joueur « sociable ». Ces postures se traduisent par un intérêt porté sur des codes de sympathie différents, selon la classification initiale de Vincent Jouve. Le code narratif concerne le joueur fabulateur, et dans cette optique, le joueur valorise le personnage dans la mesure où celui-ci s’inscrit dans la narration et permet le déroulement d’une intrigue. Le code affectif se trouve quant à lui associé au joueur sociable : c’est l’intériorité du personnage qui prime, et il est perçu à travers le prisme de la sympathie3. Si nous cherchons à illustrer clairement cette dualité, un joueur fabulateur privilégie l’interprétation de son propre personnage, qui, dans la plupart des jeux de rôle sur ordinateur, se présente dans un premier temps comme un canevas vierge qu’il s’agit d’alimenter à travers des décisions en jeu. À l’inverse, un joueur sociable met l’accent sur ses interactions avec les autres personnages (jouables ou non), parfois au détriment de la cohérence du personnage qu’il interprète.
4Cette première distinction nous permet de souligner la dimension intrinsèquement sociale des jeux de rôle de vidéo et d’interroger par la même occasion certains préjugés exprimés vis-à-vis de ces expériences, du fait de leur individualité – c’est-à-dire que le joueur n’a pas de contact avec d’autres joueurs ou d’autres individus identifiés au sein de l’espace virtuel. Deterding et Zagal énoncent que les seules expériences sociales associées aux jeux de rôle sur ordinateur résident dans des sessions de jeu impliquant un « joueur primaire » et un ou plusieurs « joueurs secondaires », à la fois observateurs et participants indirects4, ou au sein des communautés de joueurs « partageant leur expérience, leurs stratégies et leur compréhension collaborative du jeu5 ». Néanmoins, les jeux de rôle individuels sur ordinateur constituent des espaces de sociabilité importants, du fait de l’interaction avec une multiplicité de personnages au sein de la fiction vidéoludique. Manuel Boutet souligne que l’expérience de jeu n’est jamais une expérience isolée et que son individualité n’infirme pas le fait qu’elle soit « sociale de part en part6 ». De la même façon, Frédéric Tordo insiste sur cette sociabilité inhérente au jeu vidéo :
Alors que les non-joueurs […] ont tendance à évoquer le désert social dans lequel le joueur s’enfermerait, le joueur happé par ses personnages insiste au contraire sur la richesse des interactions sociales à l’intérieur du jeu7.
Au regard de ces différentes considérations, la question à laquelle nous tâcherons de répondre est la suivante : dans quelle mesure la systémisation des relations interpersonnelles dans les jeux de rôle vidéo met-elle véritablement en jeu la sociabilité et donne-t-elle à vivre des moments de connivence entre joueurs et agents virtuels ?
5Nous entendons par systémisation la « mise en système » des relations entre le joueur et les personnages de jeu vidéo. Les interactions au sein de l’espace virtuel sont programmées, quantifiées et donnent lieu à des conséquences calculées rétroactivement par le système de jeu.
6Le corpus8 sur lequel nous nous appuierons au cours de cette étude est constitué essentiellement de RPG, dont une grande partie pourrait être classée dans la sous-catégorie des « Classical RPG », c’est-à-dire des RPG occidentaux pour la plupart, qui s’inspirent fortement des mécaniques du jeu de rôle sur table.
Identification associative, effet-personnage et engagement partagé
7Dans un premier temps, trois concepts théoriques conjoints permettent la compréhension des rapports entre récepteur et personnages, à savoir les notions d’identification associative, d’effet-personnage et d’engagement partagé. L’identification associative se rapproche, selon Jauss, de la participation cultuelle, au sens où le sujet « assume un rôle à l’intérieur du monde imaginaire et clos du jeu dramatique9 ». En d’autres termes, l’identification associative incite le joueur à « entrer dans un rôle parmi [d’]autres participants » et relève de ce que Jauss identifie comme une forme de « sociabilité pure ». La pratique du jeu de rôle s’inscrit dans la lignée de cette notion d’identification associative, et si, dans le cas du jeu de rôle vidéo individuel, le rôle des autres participants est tenu par l’ordinateur, cela n’empêche pas l’interaction sociale d’être signifiante pour le joueur.
8L’effet-personnage constitue, selon Jouve, « l’ensemble des relations qui lient le lecteur aux acteurs du récit10 », et donc, dans notre contexte, l’ensemble des relations qui lient le joueur aux personnages virtuels qu’il est amené à rencontrer. De la même façon, Calleja développe la notion d’engagement partagé (shared involvement) dans le but d’expliciter les différents rapports entretenus entre le joueur et les agents virtuels. Il énonce :
L’engagement partagé […] découle de la perception et de la possibilité d’interaction du joueur avec d’autres agents au sein de l’environnement du jeu. Ces agents peuvent être contrôlés par d’autres joueurs ou par l’ordinateur, et ces interactions peuvent être pensées en termes de cohabitation, coopération ou compétition. L’engagement partagé rassemble finalement tous les aspects liés au fait de partager un environnement avec d’autres entités11 […].
Ainsi, si la rencontre avec le personnage revêt autant d’importance en ce qui concerne l’expérience des jeux de rôle vidéo, cela est aussi et surtout fonction de l’agentivité sociale dont dispose le joueur vis-à-vis de ces personnages, c’est-à-dire de l’emprise qu’il est en mesure d’exercer sur les êtres virtuels, lui permettant de les transformer et de les influencer. Cette notion d’agentivité sociale est d’autant plus significative dans les RPG, dans la mesure où c’est un genre vidéoludique qui voit proliférer une catégorie de personnage qui favorise la coopération avec l’ordinateur, à savoir celle des « personnages-compagnons ». Ceux-ci peuvent être jouables ou simplement remplir un rôle de soutien. Il est possible de les inclure dans un groupe restreint (party) qui accompagnera le personnage-joueur au cours de son aventure. Le joueur dispose par ailleurs d’une multiplicité d’options en ce qui concerne la caractérisation de son avatar. Lorsqu’il est question des classical RPG, la tendance est à un personnage-joueur d’emblée peu ou pas déterminé que nous appelons « personnage-Galatée »12 ; il s’agit alors pour le joueur d’alimenter la caractérisation de son personnage au fil de la partie, par le biais d’un écran de création de personnage et de décisions en jeu. Le joueur prend alors en charge la détermination de son personnage de manière plus ou moins avancée, que ce soit au niveau de son apparence physique, de sa personnalité, de son histoire personnelle, mais également de la gestion de ses relations interpersonnelles.
9Cet investissement du joueur dans l’établissement de relations interpersonnelles auprès de personnages virtuels repose en partie sur notre perception des ordinateurs, et par extension des personnages de jeu vidéo, comme des « acteurs sociaux »13. Dans cette optique, le joueur s’investit socialement14 dans les personnages dans la mesure où ceux-ci lui sont présentés comme disposant d’une identité claire, comme explicitant des caractéristiques fondamentales pour la création de personnage – en termes d’individuation, de démonstration d’émotions, de réaction supposément spontanée aux actions du joueur – et dans la mesure où le joueur en sait suffisamment à leur propos. Jouve souligne que « notre sympathie à l’égard de quelqu’un est proportionnelle à la connaissance que nous avons de lui15 ». En d’autres termes, plus nous en apprenons à propos d’un personnage et plus nous sommes enclins à développer des sentiments d’empathie ou de sympathie à son égard. À l’inverse, il se produit un effet de distanciation lorsque le joueur a affaire à un personnage fondamentalement sous-déterminé ou indéterminé : il aura alors plutôt tendance à envisager le personnage à l’aune du code ludique, c’est-à-dire à l’appréhender comme un jouet plutôt que comme une personne à part entière. À titre d’exemple, nous pourrions citer les unités dans les jeux de stratégie en temps réel ou encore les PNJ dans les jeux de la franchise GTA, que les joueurs massacrent parfois sans état d’âme, précisément parce que ces personnages ne sont a priori pas conçus pour susciter de l’attachement de la part des joueurs. À cet égard, le RPG est de fait un genre privilégié lorsqu’il s’agit d’inciter le joueur à développer des relations avec les personnages, car une grande part y est accordée à la narration, ainsi qu’à l’agentivité du joueur, à travers des choix textuels ou des dialogues à embranchements.
Systèmes pour observer et mesurer les relations interpersonnelles
10En ce sens, le joueur joue la sociabilité, puisqu’il est amené à interpréter un personnage dans un univers donné et à tisser des liens – qu’ils soient positifs ou non – avec les personnages qui peuplent cet univers. Pour ce faire, il doit par là même jouer avec la sociabilité, c’est-à-dire que les relations interpersonnelles entre le personnage-joueur et les personnages-compagnons notamment vont faire l’objet d’une mise en jeu et surtout d’une mise en système. L’expression la plus courante de cette systémisation des relations interpersonnelles se manifeste dans un score d’approbation, qui repose sur l’attribution de « bons points » et de « mauvais points » en fonction des choix de dialogue du joueur et de ses actions en jeu. Cela requiert de la part du joueur une compétence sociale, qui va consister à traduire un certain nombre d’indices sociaux afin de les assimiler. Il s’agira pour le joueur d’orienter ses réponses dans le but d’obtenir idéalement un score d’approbation positif auprès d’un personnage donné. Si la préhension de l’ethos d’un personnage passe habituellement par des dialogues, des événements en jeu, voire la découverte d’objets associés à celui-ci, il arrive que certains traits de caractère attribués à un personnage soient eux-mêmes essentialisés et figurent sur une feuille de personnage ou au sein d’une sous-catégorie du menu.
Figure 1. L’essentialisation des personnages dans Pillars of Eternity 2 : Deadfire.
11Par exemple, dans Pillars of Eternity 2 : Deadfire, le joueur est en mesure d’accéder à une fiche résumant les principaux traits de personnalité d’un personnage donné (cf. figure 1). Ainsi, apprendre que le personnage d’Edér dispose du trait « enjoué » (c’est-à-dire qu’il « apprécie les bonnes blagues et le bon-vivre, même pendant les heures les plus sombres ») permet au joueur de restreindre les possibilités de dialogue lui assurant l’obtention d’un score d’approbation positif. Par ailleurs, tous les RPG ne donnent pas systématiquement à voir cette systématisation de façon concrète. Par exemple, Dragon Age : Origins, Dragon Age II et Tyranny font apparaître une jauge liée au score d’approbation au sein du menu, si bien que le joueur est en mesure de suivre l’avancement de ses relations interpersonnelles, d’un extrême à l’autre. De la même façon, certains jeux informent le joueur du nombre de points d’approbation que leur a valu ou coûté une interaction avec un personnage – c’est notamment le cas de Dragon Age 2.
12À l’inverse, les jeux de la franchise Mass Effect et Dragon Age : Inquisition ne font pas figurer le score d’approbation, Dragon Age : Inquisition se contentant de signaler brièvement au joueur lorsqu’un personnage « approuve » ou « désapprouve » ses actions. Nous pourrions de fait nous poser la question des avantages ou des désavantages liés à ce choix de soustraire la jauge au regard des joueurs : les relations entre joueur et personnages sont-elles ressenties comme plus organiques lorsque le joueur n’est pas directement témoin des opérations quantitatives liées à leur systémisation ?
13En outre, malgré l’absence d’outils clairs leur permettant de jauger leur score d’approbation, les joueurs sont généralement en mesure d’évaluer leur progression par d’autres biais, notamment à travers des altérations dans la façon dont les personnages s’adressent à eux (cf. figure 2). Ainsi, dans Dragon Age : Inquisition, des personnages disposant d’un score d’approbation négatif accueilleront le personnage-joueur avec froideur, voire hostilité, tandis que des personnages disposant d’un score d’approbation positif se montreront plus avenants à son égard. Enfin, le jeu incite le joueur à tisser des liens avec les différents personnages en lui accordant fréquemment des récompenses qui vont s’exprimer sous plusieurs formes. En effet, à mesure que le joueur accumule des points d’approbation, il débloque des « paliers » auxquels correspondent différents types de rétributions : des cinématiques et des dialogues inédits, des éléments cosmétiques, voire des aptitudes et des bonus utiles lors des phases de gameplay.
Figure 2. L’influence du score d’approbation sur le discours des personnages dans Dragon Age : Inquisition.
14Cette systématisation repose finalement sur un fonctionnement relativement simple et assure au joueur le confort d’une relation supposément « prévisible ». Cette prévisibilité, selon Serge Tisseron, n’est absolument pas le signe d’une relation réussie16. Néanmoins, ces systèmes ne sont pas fondamentalement binaires et certaines subtilités permettent la mise en place de relations qui ne sont ni exclusivement positives, ni exclusivement négatives (cf. figure 3). Dans Dragon Age : Origins, on observe que le joueur est confronté à un impératif qui le pousse à tenter d’établir des relations essentiellement positives. En effet, un score d’approbation négatif entraîne de lourdes conséquences et ne lui permet d’obtenir aucune rétribution vis-à-vis des personnages. Pire encore, il court le risque que le personnage quitte tout bonnement le groupe, voire se retourne contre lui du fait de leurs dissensions idéologiques. Par exemple, le personnage de Léliana, caractérisée comme étant particulièrement pieuse, entre en conflit avec le personnage-joueur lorsque celui-ci choisit de profaner la relique sacrée contenant les cendres de la prophète Andrasté. En d’autres termes, le système social de Dragon Age : Origins pousse le joueur à établir des relations positives, mais fait preuve de cohérence quant au traitement de ses personnages : leurs positions idéologiques sont si affirmées qu’un conflit d’envergure entraîne nécessairement une situation de crise irréversible.
Figure 3. La progression du score d’approbation dans Dragon Age : Origins.
15Dragon Age II s’éloigne quelque peu de ce premier système et tente d’introduire dans ses relations une forme de nuance à travers l’instauration d’une jauge constituée de deux extrêmes distincts, de la rivalité à l’amitié. Plutôt que de punir le conflit, il est envisagé dans Dragon Age II comme le fondement possible d’une relation durable. Autrement dit, la loyauté d’un personnage s’obtient en faisant progresser la jauge vers l’un ou l’autre des deux extrêmes, les points récoltés en « amitié » annulant ceux récoltés en « rivalité », et inversement. À ce titre, le joueur débloquera des dialogues et des aptitudes différents en fonction du type de relation qu’il cherchera à établir. Dès lors, ce n’est plus le conflit qui se trouve porteur de conséquences négatives, mais bel et bien la neutralité, la recherche de l’équilibre ou tout simplement le manque de temps passé avec l’un ou l’autre des personnages. Au même titre qu’un joueur de Mass Effect sera poussé, du fait des limites du système de jeu, à embrasser la voie du pragmatisme ou de la conciliation, un joueur de Dragon Age II se trouvera dans l’obligation de vivre ses relations d’un extrême à l’autre, sans possibilité de compromis.
Figure 4. Des systèmes sociaux équivoques : l’exemple de Tyranny.
16C’est là que le système social de Tyranny se démarque par sa faculté à dépeindre des relations qui oscillent entre deux pôles différents (cf. figure 4). En effet, le jeu dispose de deux réputations distinctes, la faveur et la peur (ou la colère), chacune disposant d’une jauge qui peut être remplie en fonction des actions du joueur. Les réputations et les récompenses sont ainsi cumulables et obtenir des points en faveur n’annule aucunement les points que le joueur a déjà pu obtenir en peur. Autrement dit, le système social de Tyranny met en jeu l’équivocité des relations interpersonnelles. Par ailleurs, Tyranny prend en compte à la fois les relations entre le personnage-joueur et les personnages-compagnons à un niveau micro-social, mais également les relations à un niveau macro-social, vis-à-vis des différentes factions et groupes d’individus peuplant le monde du jeu, comme le fait de façon similaire Pillars of Eternity 2 : Deadfire.
Figure 5. Constellation des micro- et macro-sociabilités dans Pillars of Eternity 2 : Deadfire.
Agentivité des personnages joueurs et des personnages non-joueurs
17Enfin, une relation intéressante entre joueur et personnage de jeu vidéo nécessite une part de mise en tension. En d’autres termes, l’agentivité sociale dont dispose le joueur vis-à-vis des personnages ne doit pas le mener à exercer un contrôle absolu sur ceux-ci, sous peine de leur ôter une part de crédibilité et de ne plus voir en eux que des marionnettes serviles (cf. figure 6). À cet égard, Serge Tisseron rappelle que l’homme « est constamment partagé entre le désir d’emprise et celui de réciprocité », et que s’il recherche à « étendre son pouvoir sur le monde » – à la fois sur les objets mais également sur les êtres, il n’aspire pas moins à découvrir en l’autre un « partenaire d’émotions et de relations », disposant d’une autonomie claire17.
18En effet, certains personnages-compagnons dans les jeux vidéo peuvent aisément être perçus comme des esclaves18, voire de simples témoins, dans la mesure où ceux-ci se contentent de suivre le personnage-joueur et de courber l’échine face à ses moindres exigences. Néanmoins, la mise en place de scores d’approbation donnant nécessairement lieu à des conséquences quelles qu’elles soient, le personnage-compagnon dans les jeux de rôle vidéo dispose la plupart du temps d’une relative autonomie – ou tout du moins de la promesse, voire de l’illusion d’une autonomie. Celui-ci doit être envisagé comme un acteur social dans un processus d’individuation, et non comme un simple pion au service du système. Autrement dit, la relation entre le joueur et le personnage non joueur met en place des enjeux, liés notamment à l’entente ou la mésentente entre les deux parties et la conséquence potentielle d’une mésentente – la rébellion du personnage – explicite le fait que le personnage-compagnon est tout-à-fait en mesure d’échapper à l’emprise du joueur. Nous avions cité plus tôt le cas des personnages-compagnons dans Dragon Age : Origins, qui sont qui seraient en mesure de se retourner contre le personnage-joueur. Nous y ajoutons dès lors un autre exemple qui illustre cette problématique de façon pertinente.
19Dans Life is Strange 2, le joueur assume le contrôle de Sean Diaz, qui se voit dans l’obligation de fuir le domicile familial aux côtés de son jeune frère Daniel, à la suite d’une terrible mésaventure. Daniel s’avère doté de pouvoirs télékinétiques exceptionnels et l’enjeu pour le personnage-joueur consiste à lui faire prendre conscience de l’ampleur de ses pouvoirs afin de les utiliser de manière judicieuse. Si le personnage de Daniel se présente dans un premier temps comme un complice, reproduisant les apprentissages dispensés par le personnage-joueur – qui sont fonction de ses choix en jeu, il échappe progressivement à l’emprise du joueur pour gagner en autonomie et développer une identité qui lui est propre. En d’autres termes, le joueur participe à l’émancipation du personnage-compagnon et à la perte du contrôle dont il disposait à l’origine, tant et si bien qu’au terme de son aventure, Daniel est en mesure de s’opposer aux choix du joueur et d’emprunter sa propre voie. Si cette émancipation a notamment pour conséquence un sentiment de frustration de la part du joueur, elle génère également de l’empathie et une forme de dissociation19 : à ce stade, le personnage-compagnon se libère du joug du joueur et devient une figure d’altérité.
Figure 6. Les quatre fonctions de l’objet selon Tisseron (2015) appliquées au corpus vidéoludique.
Conclusion
20Les jeux de rôle vidéo individuels, bien qu’ils garantissent une expérience solitaire, sont propices au développement d’espaces sociaux. Ils mettent en place des dynamiques sociales entre le joueur et les différents agents virtuels qui peuplent l’espace de jeu, que le joueur est en mesure d’altérer par le biais de l’exercice de son agentivité. La place que prend le RolePlay dans ce type de jeux est fonction de différentes postures de joueur, et la théâtralisation - c’est-à-dire l’interprétation - d’un personnage n’est pas nécessairement absente des jeux de rôle individuels sur ordinateur. Un joueur fabulateur privilégie la cohérence du personnage interprété, parfois au détriment de ses relations avec les autres personnages : il refuse notamment de compromettre l’ethos et l’idéologie de son personnage et ne cherche pas nécessairement à obtenir un score d’approbation positif auprès d’un personnage-compagnon qui s’oppose à cette idéologie. À l’inverse, un joueur sociable donne la priorité à ses relations interpersonnelles, quitte à sacrifier la substance de son propre personnage.
21Les dynamiques sociales dans les RPG font l’objet d’une systémisation, d’une quantification, qui permet au joueur de jouer avec la sociabilité. Cette quantification, qu’elle soit donnée à voir au joueur ou non, met en tension les relations éventuelles entre le joueur et les personnages et fait de ces relations un véritable enjeu de l’expérience vidéoludique. Afin que ces relations soient mises en jeu de manière significative, le personnage-compagnon doit disposer d’une autonomie suffisante pour échapper en temps voulu à l’emprise du joueur. De cette façon, le joueur se trouve investi dans une relation avec un être virtuel perçu comme fondamentalement autre. Finalement, le jeu vidéo entre en résonance avec notre expérience de la littérature : comme le laissait entendre Jouve à propos du roman, quand on lance un jeu, c’est aussi et souvent pour faire une rencontre. En effet, c’est en partie à travers l’interaction suivie avec ces créatures imaginaires, qu’elles soient de papier ou de pixels, que nous nous engageons dans la fiction. Il s’agit dès lors d’une expérience fondamentalement sociale, si ce n’est révélatrice : le personnage, à mesure que se donnent à lire ses fragilités comme ses fulgurances, devient le point d’ancrage de notre rapport à la fiction. Le joueur, qui aura expérimenté auprès de ses comparses virtuels un panel d’émotions diverses et contradictoires, ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine nostalgie lorsque s’achève le déroulement des crédits.
Notes
1 Christoph Sebastian Deterding et José Zagal, « Definitions of “Role-Playing Games” », dans Role-Playing Game Studies: Transmedia Foundations, Routledge, 2018, pp. 19-52, nous traduisons.
2 Ibid.
3 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Écriture », 1992.
4 Julie Delbouille, « Jouer à travers l’autre : jeu “secondaire”, jeu par procuration et médiation du plaisir ludique », communication donnée dans le cadre de la journée d’étude « Appropriation, pratiques et usages : en/jeux », 18 mai 2018, Université du Québec à Montréal.
5 Christoph Sebastian Deterding et José Zagal, « Definitions of “Role-Playing Games” », art. cit.
6 Manuel Boutet, « Jouer aux jeux vidéo avec style. Pour une ethnographie des sociabilités vidéoludiques », Réseaux, vol. 3-4, n° 173-174, 2012, pp. 207-234.
7 Frédéric Tordo, « Désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo : entre auto-empathie virtuelle et relations interpersonnelles réelles », Psychotropes, vol. 16, n° 3-4, 2010.
8 Les références du corpus vidéoludique peuvent être consultées en détails dans la bibliographie.
9 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1982, p. 165.
10 Vincent Jouve, « Pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, n° 85, 1992.
11 Gordon Calleja, In-Game: From Immersion to Incorporation, Cambridge, MIT Press, 2011, p. 43, nous traduisons.
12 Sarah Chauvin, Quel effet-personnage pour le jeu vidéo ?, mémoire de Master, Paris, Lettres Sorbonne Université, 2019.
13 Clifford Nass, Jonathan Steuer et Ellen Tauber, « Computers are Social Actors », dans CHI, Boston, ACM Press, 1994, pp. 72-77.
14 Au-delà de son investissement émotionnel et affectif pour les personnages, le joueur va activement chercher à interagir et tisser des relations avec des entités virtuelles qui lui paraissent crédibles.
15 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, op. cit.
16 Serge Tisseron, Le Jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle, Paris, Albin Michel, 2015.
17 Ibid.
18 Nous employons ce terme en référence aux différentes fonctions de l’objet identifiées par Tisseron. La fonction d’esclave renvoie à un objet servile, sur lequel notre emprise est absolue. Dans le jeu vidéo, cela se rapporte à des personnages-compagnons ne disposant d’aucune autonomie et avec lesquels il est impossible pour le joueur d’avoir des interactions signifiantes, qui dépassent la mécanique de jeu.
19 Le personnage-compagnon pouvant être envisagé par le joueur comme une extension de lui-même, dans la mesure où il exerce une emprise plus ou moins absolue à son égard, cette perte de contrôle et cette « rébellion » manifeste sont perçus comme un événement brutal. L’unité qui existe entre le joueur et son personnage, d’un point de vue affectif et fonctionnel, se trouve mise à mal.
Bibliographie
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Sarah Chauvin
Université Paris Sorbonne