Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques
De l’immersif au discursif. Hikikomori, de Joris Mathieu
Texte intégral
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1 Le terme japonais d’hikikomori désigne cette psychopathologie sociale du re...
1Hikikomori, le refuge, spectacle créé en 2016 par Joris Mathieu, questionne notre enfermement dans la subjectivité et notre possible décentrement, à travers un dispositif audio-visuel immersif proposant trois versions d’un même spectacle. L’hikikomori1, c’est Nils, un adolescent ayant décidé de suspendre toute relation sociale en vivant reclus dans sa chambre, au désespoir de ses parents. Cet isolement et cette solitude, les spectateurs vont eux-mêmes en faire l’expérience, physiquement et psychiquement, puisque chacun va entendre, à travers un casque audio, le point de vue d’un des trois personnages impliqués dans ce drame familial, alors qu’apparaissent sur scène des images fantasmatiques figurant le monde intérieur de l’adolescent. Or, si chaque spectateur est isolé physiquement des autres, et ne voit pas le même spectacle selon le récit qu’il écoute, il n’en reste pas moins curieux de ce qu’ont vécu et entendu les autres. L’expérience collective d’isolement et de mutisme est suivie d’un désir de rencontre et de dialogue : l’expérience immersive s’ouvre en espace discursif. Nous questionnerons ainsi les modalités d’attention impliquées par le dispositif audio-visuel, et son action déployée dans le temps. Nous prendrons en considération non seulement l’expérience du spectateur, au cours de la représentation, mais aussi le questionnement qui s’ouvre à son issue, dans un mouvement d’ouverture à l’autre et de retour sur soi, par lequel sonder collectivement l’appréhension subjective d’un même événement.
Le dispositif audio-visuel
Des casques pour tous
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2 Voir le dossier pédagogique du spectacle à cette adresse : http://www.tng-l...
2Avant l’entrée en salle, des casques audio sans fil sont distribués aux spectateurs, en fonction de leur âge, de telle sorte que les enfants, les adolescents et les adultes n’entendent pas la même composition sonore. Les enfants de 8 à 11 ans reçoivent la version 1, qui prend la forme d’un « conte philosophique contemporain »2 énoncé par la mère de Nils. Les adolescents de 11 à 15 ans reçoivent la version 2, celle de Nils, qui s’interroge sur la relation parents-enfants. Les spectateurs de 15 ans et plus reçoivent la version 3, celle du père, qui cherche à entrer dans la tête de Nils, à sonder son imaginaire et ses pensées.
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3 Dans l’émission de France Culture Le temps buissonnier du 24 janvier 2016 d...
3On peut s’interroger sur l’effet physiologique et la fonction dramaturgique de ce port du casque, dans la salle et au plateau. Dans la salle, il a pour effet de séparer les spectateurs les uns des autres, en les isolant acoustiquement et en les empêchant de communiquer entre eux. Ils peuvent ainsi faire une certaine expérience de repli sur soi, et ainsi appréhender, par la sensation, l’état psychique de Nils. Sur le plateau, les personnages semblent d’autant plus isolés pour faire face à la crise que leur écoute et leur dialogue sont comme empêchés par le port de casques audio. Qu’entendent les comédiens à travers ce casque, et quelle est sa fonction ? L’un des trois interprètes, Vincent Hermano, nous apprend que chacun écoute « sa » version, dans la perspective d’intérioriser ce qui se joue, et de « faire exister la tension »3. Ainsi les comédiens, au lieu d’interagir au présent, sont repliés sur l’écoute de leurs propres récits, se livrant à une expérience de jeu singulière où leur présence physique est subordonnée à leur voix enregistrée, qui cadre leurs mouvements et se substitue à leurs pensées. Scène et salle, soumis à un même dispositif sonore, se trouvent ainsi dans un état d’isolement et d’enfermement analogues.
La boîte à images. Recyclage médiatique et cadrage de la vision
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4 Selon les mots de Joris Mathieu, dans le dossier pédagogique du spectacle :...
4La scénographie d’Hikikomori est composée d’une sorte de boîte à image, recréant un cadre à l’intérieur du cadre de scène, devant laquelle se situe un mince espace en forme de couloir fermé par deux portes. Ce que je nomme boîte à image pourrait être comparé, de par son cadre aux bords arrondis et sa grande vitre inclinée, à un téléviseur des années 1970, mais les hologrammes dépassent la vision plate qu’offre ce dernier. On pourrait alors penser à une sorte de cinéma en trois dimensions. Cependant, les images ne se décollent pas d’un écran, mais apparaissent telles de véritables présences, à l’intérieur de la boîte, et peuvent se mêler à la présence réelle des comédiens. Ces apparitions fantasmatiques et fantomatiques sont réalisées grâce à un procédé ancestral, le Peppers’ ghost (du nom du chimiste John Henry Pepper, qui l’a popularisé), une illusion d’optique en pratique dans les théâtres depuis le XIXe siècle, mais dont on relève des traces dès le XVIe siècle. Le procédé utilise un miroir sans tain, incliné à 45 degrés, sur lequel se reflète une scène invisible du public (ici une projection vidéo), laquelle apparaît derrière et semble flotter. Le procédé est aussi appelé « théâtre optique ». Dans cette « fable d’anticipation »4, la boîte à images à l’intérieur de laquelle apparaît le monde intérieur de Nils combine ainsi des technologies optiques de différentes époques – le Peppers’ ghost et la vidéoprojection – et crée un cadre préexistant aux images, à la manière du cinéma ou de la télévision.
Polynarration et audiovision
5Le spectateur, à travers le récit qu’il entend, entre dans la subjectivité d’un des trois personnages, tout en regardant les images apparaître à l’intérieur de la boîte. Il voit un orignal et d’autres êtres étranges, plonge dans une forêt mystérieuse, une ville inconnue ou une bulle protectrice. Et alors que les comédiens eux-mêmes apparaissent à l’intérieur de la boîte, rendant leur présence indissociable de ces hologrammes, les spectateurs voyagent dans le monde intérieur de l’adolescent. Or, selon qu’ils écoutent le récit de la mère, du père ou de Nils, ils sont placés à l’intérieur ou en position de visiteur. C’est, en ce qui me concerne, à travers le point de vue du père que je suis entrée dans le monde de Nils, et c’est guidée par sa voix et baignant dans l’univers sonore qui l’accompagnait, que j’ai navigué à travers les images. Même si je préservais ma propre interprétation, mon appréhension des images était nécessairement influencée par le récit sonore que j’entendais.
6Hikikomori met ainsi en évidence non seulement la polysémie des images et la force de l’interprétation mais aussi la « valeur ajoutée » de la parole et de la musique sur l’image. Dans L’Audiovision, Michel Chion défend l’idée que le texte au cinéma (la parole, et notamment la voix off) structure la vision « en la cadrant rigoureusement »5. En effet, la vision de l’image au cinéma, « fugitive et passagère », tout comme celle de ces apparitions fantasmatiques, « ne nous est pas donnée à explorer à notre rythme, contrairement à un tableau sur un mur ou une photographie dans un livre »6. Par ailleurs, l’« imposé à ouïr est tel » que « même et surtout quand nous nous refusons » de prêter au son « notre attention consciente », celui-ci « s’immisce dans notre perception et y produit ses effets »7. Ces effets semblent d’autant plus forts lors de l’écoute au casque, qui accapare l’attention sonore en isolant les spectateurs et renforce la relation d’intimité créée par la narration.
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8 Propos entendus dans l’émission de France Culture Ping-Pong du 11 février 2...
7Dans Hikikomori, le dispositif sonore individualisant joue à la fois sur des effets physiologiques de l’écoute au casque, qui donne aux spectateurs la sensation d’être au centre d’une bulle, et sur la synergie entre la partition sonore et les images qui les fait résonner différemment. Selon Joris Mathieu, cette « polynarration » permet de « faire l’expérience de la polysémie ensemble »8. Elle place ainsi l’interprétation des spectateurs au cœur du projet, et attribue à l’expérience d’une subjectivité autre le moyen d’une prise de conscience. Car si chacun est isolé physiquement des autres par l’écoute au casque, et ne voit pas le même spectacle selon qu’il écoute l’un ou l’autre récit, il sort du spectacle, d’après mon expérience, avec une envie d’échanger. Avant de questionner le désir de dialogue qui fait suite au spectacle, interrogeons-nous d’abord sur sa dimension immersive, en cherchant à cerner un peu mieux ce que cette notion implique, dans son rapport à la scène et à soi.
Pendant le spectacle. Quelle immersion ?
Théâtre immersif et sensation d’immersion
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9 Voir Bouko, Catherine, « Le théâtre immersif est-il interactif ? L’engageme...
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10 « In contrast to the alleged passivity and detachment of conventional spec...
8Ce qui relève ou non du « théâtre immersif » demeure aujourd’hui ambigu dans la mesure où il s’agit souvent d’un qualificatif auto-proclamé, et désigne une grande variété de spectacles, dont le seul point commun est l’intention de renouveler le rapport scène/salle conventionnel. Dans cette acceptation très large, les théoriciens tendent à associer théâtre immersif et interactif alors que le régime attentionnel de l’immersion semble incompatible avec celui de l’interactivité9. Cependant, c’est parce qu’il promet de faire vivre aux spectateurs une expérience singulière, que le terme « immersif », synonyme d’insolite et d’intensité, semble si attractif. Par conséquent, le théâtre immersif ne se contente pas de « promettre, mais aussi de promouvoir sa capacité à offrir une expérience singulière (bien qu’indéfinie), une expérience totale, multi-sensorielle et participative »10, selon le théoricien anglais Georges Home-Cook, qui critique l’argumentaire publicitaire lié à ce qui s’apparente plutôt à une nouvelle mode.
11 « Theatre that advertises itself as “immersive” lays claim to a greater de...
Un théâtre qui met en avant sa dimension « immersive » prétend proposer une expérience plus viscérale, authentique et immédiate que la majorité des productions traditionnelles, non immersives : le théâtre immersif se vante de pouvoir plonger les spectateurs non pas seulement dans le monde du spectacle mais dans le monde de l’expérience.11
Si les créateurs ou promoteurs d’Hikikomori mettent en avant sa dimension immersive dans les discours et supports qui entourent les représentations, le dispositif audio-visuel du spectacle semble lui aussi, effectivement, bien favoriser l’immersion sensorielle des spectateurs. Il permet de plus d’appréhender ce phénomène comme moyen de pénétrer et d’investir une autre subjectivité. Plutôt qu’une intention ou qu’une promesse, c’est la sensation d’immersion, vécue depuis la subjectivité du spectateur, que je souhaite interroger, et la réflexion que cette expérience soulève, sur le moment et a posteriori.
Entre conscience de soi et oubli de soi
9L’expérience immersive apparaît comme paradoxale, du point de vue des modalités d’attention qu’elle convoque. Si en s’immergeant, le sujet a tendance à s’oublier, il est aussi totalement mobilisé. L’implication exigée par l’expérience immersive semble placer simultanément la conscience dans deux états incompatibles.
12 « On the one hand, “being immersed” connotes a sense of being completely e...
D’un côté, être immergé implique d’être complètement inclus dans le monde de l’expérience, et d’y abandonner sa conscience de soi. D’un autre côté, l’immersion suggère l’idée de plonger ou d’enfouir son esprit dans un état (particulier) où nous sommes profondément impliqués ou absorbés dans « une action ou une activité ». L’immersion consiste ainsi simultanément en une profonde passivité et une intense concentration : l’immersion, en d’autres termes, implique à la fois la cessation temporaire de la conscience et sa mobilisation totale12.
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13 Nancy, Jean-Luc, À l’écoute, Galilée, Paris, 2002, p. 21.
Plus encore que le rapport entre activité consciente et passivité inconsciente, c’est aussi le rapport entre soi et l’autre, comme fondu l’un avec l’autre dans un « en même temps » qu’interroge l’expérience de l’immersion. Par l’immersion, je prends conscience de mes propres sensations : je me « sens sentir », et me tourne à la fois vers l’intérieur de moi-même et vers cet extérieur qui m’entoure et me traverse, et que j’habite autant qu’il m’habite. Selon Jean-Luc Nancy c’est d’ailleurs peut-être « sur le registre sonore que cette structure réfléchie s’expose le plus manifestement »13 :
14 Ibid., p. 32.
Écouter, c’est entrer dans cette spatialité par laquelle, en même temps, je suis pénétré : car elle s’ouvre en moi tout autant qu’autour de moi, et de moi tout autant que vers moi : elle m’ouvre en moi autant qu’au dehors, et c’est par une telle double, quadruple ou sextuple ouverture qu’un « soi » peut avoir lieu. Être à l’écoute c’est être en même temps au dehors et au dedans, être ouvert du dehors et du dedans, de l’un à l’autre donc et de l’un en l’autre14.
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15 Ibid., p. 15.
10Or, dans le cadre d’une perception multi-sensorielle, et plus particulièrement audio-visuelle, la sensation d’immersion générée par le son est-elle exclusivement sonore ? Jean-Luc Nancy, qui cherche à définir la spécificité de chacun des sens sensibles, montre comment ils s’associent dans le sentir les uns avec les autres, par une mise en contact. Il s’intéresse particulièrement à la dimension tactile du son, qui touche, aussi bien physiquement qu’émotionnellement, le sujet dans lequel il résonne, et « en touchant, met en jeu tout le régime des sens »15.
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16 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, ...
11Maurice Merleau-Ponty montrait déjà, dans Phénoménologie de la perception, que c’est toujours au sein d’une globalité que notre perception s’inscrit : « l’unité de l’espace ne peut être trouvée que dans l’engrenage l’un sur l’autre des domaines sensoriels »16. Ainsi, la sensation d’immersion semble pouvoir procéder par contagion sensorielle. Si c’est ce que nous entendons qui génère initialement la sensation d’être immergé, cette sensation peut se déplacer sur ce que nous regardons. Elle semble, de plus, avoir des prolongements mentaux, et c’est dans la globalité du monde créé par la représentation que nous pouvons avoir la sensation d’être immergés. L’immersion sensorielle semble alors se muer en pénétration spirituelle, par l’écho intime qu’elle trouve en nous.
Immersion sonore ou audio-visuelle ?
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17 Chion Michel, Le son, Nathan, Paris, 1998, p. 223.
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18 Ibid., p. 222.
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19 M’inscrivant dans une réflexion qui prolonge celle de Michel Chion, j’évit...
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20 « Par audio-vision, nous désignons le type de perception propre au cinéma ...
12Le son déborde le cadre de l’écoute et, selon Michel Chion, il n’y a pas, dans les œuvres audiovisuelles, de « cadre sonore des sons »17. Selon lui, au cinéma ou à la télévision, « le cadre (visible) dans lequel s’inscrit l’image est aussi le cadre dans lequel se positionnent spatialement les sons, et sur lesquels les sons viennent projeter leur effet »18. Que dire du dispositif audio-visuel d’Hikikomori ? Il y a bien un cadre des images, et même deux, emboîtés. Cependant, l’écoute au casque semble attribuer un cadre à l’écoute, en introduisant directement dans nos oreilles les sons du spectacle19, à l’exclusion de tous les autres. Par cette écoute au casque d’un récit sonore à la première personne, où la voix est associée à des bruits et musiques nous invitant à la rêverie, nous sommes immergés à la fois dans la narration qui nous est donnée à entendre, et dans les images que nous voyons. On peut se demander quel est le « foyer conscient de notre attention »20, et si nous re-projetons les sons à l’intérieur du cadre des images comme cela semble se dérouler lorsque nous regardons un film. Si ce que nous écoutons oriente le sens de ce que nous voyons, le mouvement de re-projection semble double : notre regard tend vers les images, lointaines et fugitives, mais le son ne fait pas corps avec l’espace où elles apparaissent. Il ne quitte pas notre corps, alors que nous regardons ces images. Aussi ces images ont-elles tendance à venir à nous, comme si elles apparaissaient en même temps sur scène et à l’intérieur de notre tête.
Un recentrement empathique
13L’écoute au casque isole physiquement les spectateurs les uns des autres et les place au centre d’une bulle qui leur permet à la fois d’être immergés dans le monde de Nils, et de se reconnecter à leur propre monde intérieur. Oubliant sa propre présence, le spectateur peut même oublier qu’il écoute, et ne plus suivre l’histoire qu’on lui raconte, pour se laisser aller à sa propre rêverie. Il peut contempler les images sans y chercher de sens, et se laisser traverser par elles comme il se laisse traverser par le son. Ainsi, dans cette expérience audio-visuelle où le son nous coupe des autres et où les images, tout aussi lointaines et fugitives, semblent se situer à l’intérieur de notre cocon, nous sommes habités par l’imaginaire d’un autre, mais tournés vers nos propres sensations. Et alors que les parents de Nils focalisent leur attention sur lui et cherchent à entrer à l’intérieur du monde qu’il s’est reconstruit, notre attention, suivant le même mouvement, se tourne vers Nils en même temps qu’elle se recentre sur nous. Tout en mettant le rapport à l’autre à l’épreuve, le repli sur soi de chacun permet d’éprouver les sensations d’un autre, Nils, et de goûter à cet enfermement protecteur. Plutôt que d’entrer dans le monde de Nils, nous avons la sensation d’être entourés, comme lui, du monde que nous avons recréé, à l’intérieur de notre cocon. Dans cette expérience empathique immersive, il ne s’agit pas de se projeter vers l’autre, d’imaginer ce qu’il éprouve, mais d’éprouver réellement et d’être ainsi acteur de la sensation. En faisant directement l’expérience des sensations de l’autre, nous les faisons nôtres, et nous nous trouvons, comme lui, au centre de la sensation.
À l’issue du spectacle. L’expérience des autres
Écouter, oraliser, échanger
14Cette expérience empathique, qui fait éprouver au spectateur un repli sur soi analogue à celui de Nils, est suivie d’un désir commun de rencontre et de dialogue. Le dispositif sonore immersif s’ouvre, à l’issue de la représentation, en espace discursif. Enfermés dans l’écoute pendant le spectacle et rendus sourds au monde extérieur, les spectateurs ressentent le besoin, lorsque celui-ci s’achève, d’échanger sur leurs différentes expériences, et d’oraliser leurs visions. S’ils peuvent vouloir comparer les trois versions des récits sonores, la diversité de leurs expériences dépasse la pluralité des points de vue narratifs, et chaque récit fait résonner les images différemment selon l’auditeur-spectateur qu’il rencontre.
15Aussi chacun va-t-il chercher à savoir ce que les spectateurs ayant écouté la même version ont vu, et ce que les autres ont entendu, et par conséquent perçu du spectacle. Toutefois la prise de parole n’est pas évidente, ni immédiate, car il faut un certain temps pour revenir à la réalité, sortir de sa bulle d’images et de sons et se tourner à nouveau vers les autres. Il faut pouvoir sortir de ce cocon protecteur auquel on a goûté pour mettre des mots sur un voyage intérieur, et le raconter aux autres – comme on raconterait un rêve. Cependant la curiosité, le désir de savoir quel voyage, quelle expérience les autres spectateurs ont vécu, nous pousse sinon à prendre la parole, du moins à écouter.
16Or, si l’on assiste seul à la représentation, il est difficile de se tourner spontanément vers les autres, parmi la foule regagnant la sortie de la salle. Nous pouvons seulement laisser traîner notre oreille ça et là, pour cueillir quelques impressions, sans pouvoir entrer dans un véritable échange. Aussi un temps dédié à cette parole, et la présence d’un médiateur peut s’avérer bénéfique, et se présenter comme la suite immédiate du spectacle, pour que l’expérience immersive s’ouvre véritablement en espace discursif, et que l’expérience empathique individuelle de la subjectivité s’élargisse à l’intersubjectivité des spectateurs, dans un temps d’échange collectif. Partant de la prise de conscience de la pluralité des points de vues et de la diversité des expériences à partir d’un objet commun, nous sommes à même d’entendre, de comprendre et d’imaginer ce que d’autres ont éprouvé, et désirons revoir le spectacle pour faire l’expérience d’un autre regard sur les images.
Désirs, frustrations et culpabilité
17Le soir où j’ai vu le spectacle, à la Grande Halle de la Villette, j’étais venue seule, mais la séance était suivie d’une rencontre avec l’équipe du spectacle. Je n’ai pas pris la parole, mais j’avais envie d’entendre le metteur en scène nous parler de ses intentions, et de découvrir, comme c’est souvent le cas dans ce genre de rencontres, quelques secrets de fabrication. J’avais aussi envie d’écouter les impressions d’autres spectateurs, ce que je n’aurais pas pu faire si j’étais rentrée directement chez moi. J’avais la sensation, au sortir du spectacle, qu’on avait fait ensemble une expérience intérieure très forte et que sa dimension individuelle et différenciée ouvrait un questionnement tourné vers les autres autant que vers nous-mêmes. Qu’ai-je éprouvé ? Qu’ai-je traversé ? Et qu’est-ce que les autres ont traversé, au même moment ? Ont-ils vu autre chose ?
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21 « Le son est souvent le déchet, le ‘parent pauvre’ de l’attention, marqué ...
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22 Freud Sigmund, « Conseils aux médecins » dans Technique psychanalytique, P...
18Malgré ce temps d’échange, qui m’a permis de répondre, au moins partiellement, à quelques-unes de ces questions, je repartais avec autant de désirs que de frustrations. Désir de revenir, d’écouter une autre version, ou de réécouter la même, mais mieux, en étant plus attentive. Frustration de ne pas avoir bien vu, bien entendu, et d’avoir manqué quelque chose dans ces flux d’images et de sons. L’écoute se double souvent de la culpabilité de n’avoir pas bien écouté, d’avoir manqué un passage, de n’avoir pas été complètement attentive, nous dit Michel Chion21. Le spectacle Hikikomori semble déplacer cette faillibilité de l’écoute à la vision. Peut-être parce qu’il appelle, pour le récit et pour l’image, à « une même attention flottante »22, avec l’idée, comme Freud le développait dans sa technique psychanalytique, que ce nous entendrons de pertinent, c’est-à-dire ce qui va venir résonner avec notre inconscient, se révélera à nous de lui-même, après avoir décanté un certain temps.
19S’il est plus difficile de mémoriser les paroles que les images, et que c’est plus l’atmosphère sonore et le timbre de la voix qui nous restent en tête que le fil précis de la narration, nous avons l’impression d’avoir manqué des images, et en l’absence d’enchaînement logique, il nous est très difficile de raccorder les passages manquants. Il en reste une impression de rêve ; une traversée continue, évolutive, dont nous aurions un souvenir fragmentaire. Des images éparses, entrecoupées de noirs. Un récit dont je ne pourrais résumer les différents chapitres. Ce que nous gardons avec nous, c’est cette sensation d’être transportés à l’intérieur de nous-mêmes et de nous éveiller, par ce voyage, à une partie de nous tandis que l’autre resterait endormie. L’expérience n’est pas inénarrable mais mérite d’être vécue. Elle ouvre, à peine achevée, sur un dialogue avec l’autre alors qu’elle semble avoir été traversée par une rencontre avec notre inconscient.
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23 Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Paris, ...
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24 Ibid., p. 14.
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25 La forme de l’œuvre contemporaine, nous dit Nicolas Bourriaud, « s’étend a...
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26 Reenactement en anglais se dit en français « reconstitution ». To reenact ...
20On peut se demander si le spectacle Hikikomori, expérience de « poly-narration » audio-visuelle associant le vivant du spectacle, sur scène et dans la salle, à des technologies réactivant un support enregistré, se situe du côté de ce que Nicolas Bourriaud a théorisé sous le nom d’« esthétique relationnelle »23. Si Bourriaud exclut le cinéma et le théâtre de l’art relationnel car ces derniers regroupent selon lui « des petites collectivités devant des images univoques » et que « le temps de la discussion est renvoyé à l’après-spectacle » au contraire d’une exposition où « s’établit la possibilité d’une discussion immédiate »24, Hikikomori semble par son dispositif audio-visuel et la polysémie qu’il engendre échapper à l’exclusion un peu hâtive de la part du théoricien. D’autre part, en nous fondant sur la définition que donne Bourriaud de l’art relationnel, « forme d’art dont l’intersubjectivité forme le substrat, et qui prend pour thème central l’être ensemble, la ‘rencontre’ entre regardeur et tableau, l’élaboration collective du sens », le spectacle Hikikomori, dans sa forme25 et l’espace discursif qu’elle ouvre, semble s’inscrire dans ce vaste courant. Son dispositif technique nous fait éprouver un isolement analogue à celui de l’hikikomori, et à une échelle moindre, remet en jeu, reenact26 pourrait-on dire, la tendance actuelle au repli sur soi favorisée par les technologies individualisantes (ordinateurs, téléphones, baladeurs mp3), et les médias de télécommunications qui y sont associés. Hikikomori formule donc une critique de l’isolement par les outils même de cet isolement, pour finalement remettre au cœur du spectacle le vivant et le désir de partage.
Notes
1 Le terme japonais d’hikikomori désigne cette psychopathologie sociale du repli sur soi.
2 Voir le dossier pédagogique du spectacle à cette adresse : http://www.tng-lyon.fr/wp-content/uploads/2017/09/HIKIKOMORIDossierProduction-WEB-1718.pdf (consulté le 03/08/2021).
3 Dans l’émission de France Culture Le temps buissonnier du 24 janvier 2016 disponible à cette adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-buissonnier/creation-de-joris-mathieu-hikikomori-le-refuge-accompagne-de-philippe (consulté le 03/08/2021).
4 Selon les mots de Joris Mathieu, dans le dossier pédagogique du spectacle : http://www.tng-lyon.fr/wp-content/uploads/2017/09/HIKIKOMORIDossierProduction-WEB-1718.pdf (consulté le 03/08/2021).
5 Chion, Michel, L’Audiovision, Nathan, Paris, 1990, p. 11.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 32
8 Propos entendus dans l’émission de France Culture Ping-Pong du 11 février 2016, disponible à cette adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/ping-pong/vincent-lannoo-joris-mathieu-chomage-du-futur-et-no-life-sur-scene (consulté le 03/08/2021).
9 Voir Bouko, Catherine, « Le théâtre immersif est-il interactif ? L’engagement du spectateur entre immersion et interactivité », Tangence, n° 108, 2015, pp. 29-50.
10 « In contrast to the alleged passivity and detachment of conventional spectatorship, immersive theatre claims to break down (or even annihilate) the audience/stage divide, and to invite the audience to actively participate in the theatrical event. Immersive theatre thus not only promises, but trades on its ability to provide a particular (though paradoxically undefined) all-encompassing, multi-sensory, participatory ‘experience’ », HOME-COOK George, Theatre and aural attention, Palgrave Macmillan, London, 2015, p. 134 (je traduis).
11 « Theatre that advertises itself as “immersive” lays claim to a greater degree of viscerality, immediacy and authenticity of experience than bulk standard non-immersive productions: immersive theatre claims to be able to “plunge” the audience not only into the world of the performance but into the world of experience », Ibid. (je traduis).
12 « On the one hand, “being immersed” connotes a sense of being completely enclosed within the world of experience, where self-consciousness is relinquished. On the other hand, immersion refers to a sense of plunging or sinking into a (particular) state of mind, where one is deeply involved or absorbed in “some action or activity”. Immersion thus simultaneously consists of a profound sense of passivity and an acute sense of concentration: immersion, in other words, entails both a temporary cessation and a radical seizure of consciousness », Ibid., p. 140 (je traduis).
13 Nancy, Jean-Luc, À l’écoute, Galilée, Paris, 2002, p. 21.
14 Ibid., p. 32.
15 Ibid., p. 15.
16 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 267.
17 Chion Michel, Le son, Nathan, Paris, 1998, p. 223.
18 Ibid., p. 222.
19 M’inscrivant dans une réflexion qui prolonge celle de Michel Chion, j’évite à dessein le terme de « bande-son » car selon lui « il n’y a pas de bande-son » dans les créations audiovisuelles. « Cette absence de cadre sonore est l’une des principales raisons qui nous amènent à dire depuis longtemps qu’il n’y a pas de bande-son. […] Au cinéma les rapports de sens, de contrastes, de concordances ou de divergences que paroles, bruits et éléments musicaux sont susceptibles d’avoir entre eux sont beaucoup plus faibles, voire inexistants, proportionnellement aux rapports que chacun de ces éléments sonores, pour son compte, entretient avec tel élément visuel ou narratif présent dans l’image », Ibid., p. 223. Cet argumentaire est bien entendu tout à fait discutable lorsqu’on le rapporte à Hikikomori, et l’on pourrait alors se permettre de défendre, dans le cas de ce spectacle, l’idée d’une bande-son et d’une bande-image, mais il s’agirait d’une autre discussion, qui nous ferait dans le cadre de cet article, perdre de vue l’essentiel.
20 « Par audio-vision, nous désignons le type de perception propre au cinéma et à la télévision, mais souvent aussi vécu in situ, dans lequel l’image est le foyer conscient de l’attention, mais où le son apporte à tout moment une série d’effets, de sensations, de significations qui, par un phénomène de projection, sont portés au compte de l’image et semblent se dégager naturellement de celle-ci », Ibid., p. 220.
21 « Le son est souvent le déchet, le ‘parent pauvre’ de l’attention, marqué par la culpabilisation de ne l’avoir pas bien écouté », affirme Michel Chion dans Le Son, op. cit., p. 147.
22 Freud Sigmund, « Conseils aux médecins » dans Technique psychanalytique, PUF, Paris, 1970, [1904-1919], p. 62.
23 Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Paris, 1998.
24 Ibid., p. 14.
25 La forme de l’œuvre contemporaine, nous dit Nicolas Bourriaud, « s’étend au-delà de sa forme matérielle : elle est un élément reliant, un principe d’agglutination dynamique », ibid., p. 19.
26 Reenactement en anglais se dit en français « reconstitution ». To reenact signifie donc reconstituer, mais j’ai une préférence pour le terme anglais, plus parlant selon moi, to act signifiant à la fois jouer et agir.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Noémie Fargier
Auteure, metteure en scène, doctorante Études théâtrales – Université Paris 3 / CNRS