Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques
Propositions pour une définition des médias
Texte intégral
Comment écrire son nom ?
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1 On voit que cette hésitation touche jusqu’au traitement des textes, qui en ...
1Avant même d’en venir à des tentatives de définition de la chose elle-même, il est instructif de voir qu’en français le nom pose d’emblée un problème d’écriture (donc un problème d’ordre médial) : doit-on écrire média, médias, médiums ou media ? Doit-on parler, au singulier, d’un médium ou d’un média ? Les différences d’écriture recouvrent-elles des distinctions de structure ou d’usage ? Même en anglais où l’accent n’existe pas, les experts hésitent aussi, au singulier, entre medium et media, au pluriel, entre mediums et media. Il est, bien sûr, possible de regretter ce manque de rigueur et chercher à préciser mieux les termes (ce que nous allons aussi faire). Mais un usage problématique est d’emblée intéressant, pour nous, et devrait attirer notre attention au moins sur un point : l’hésitation structurelle qui semble toucher la désignation de ces diverses opérations médiales1. Donc commencer par faire apparaître une difficulté technique du médium ou média écriture semble de bonne tactique pour ouvrir une réflexion médiale sur l’usage et la définition de ce que peuvent bien recouvrir ces mêmes catégories.
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2 PETERS John Durham, « Becoming mollusk. A conversation about media, materia...
2Pour démêler peut-être l’écheveau de ces emplois, nous pouvons nous retourner, en un geste classique, vers l’étymologie latine : medius, media, medium est un adjectif signifiant le fait d’être au milieu ; medius (pl. medii) est un nom commun masculin signifiant arbitre, médiateur. Medium (pl. media) est un nom commun neutre signifiant milieu, centre, espace intermédiaire, intervalle. Le latin médiéval atteste medium comme terme de logique et en Angleterre au sens de milieu dans lequel a lieu un phénomène, un sens que l’on retrouve en bactériologie, où le médium est le matériau liquide ou solide qui permet la culture des micro-organismes ou en sciences occultes, où le médium est le milieu d’apparition du phénomène paranormal. Par extension, medium en anglais (pl. media ou mediums), désigne un milieu environnant, un moyen quelconque par lequel quelque chose est accompli, une substance à travers laquelle quelque chose se produit ou agit, un intermédiaire. Media, toujours dans la langue anglaise, s’est autonomisé comme nom commun pluriel pour désigner les moyens de communication de masse (comme la presse, la radio et la télévision). Importé dans la langue française et francisé par l’ajout d’un accent le terme de « mass médias » est même devenu simplement « les médias » de l’anglais the media, comme s’il s’agissait de la forme par excellence que devait prendre ce type de médiation sociale, alors même que le média comme machine à produire du divertissement de masse est, dans l’histoire longue, moins usuelle que média comme « logistique des données »2 (prenons pour le moment cette formule vague).
3Il est caractéristique qu’une des résistances en France à la médiologie inaugurée par Régis Debray vienne de son usage de média, non seulement en retrait des mass médias, mais surtout en intégrant des instances aussi différentes que des routes, des voix humaines, des pièces de monnaie, des vélos, voire l’air ou l’électricité. Pourtant, il ne faisait que faire traverser le Rhin à des objets de recherche que les Medienwissenschaften avaient déjà commencé à travailler. C’est qu’en allemand, il était beaucoup plus facile de placer ces éléments hétérogènes sous la notion de Medium (pluriel Medien), nom commun neutre renvoyant aux moyens de transmission et de diffusion des significations, des informations et des messages, autant qu’à des enjeux d’ordre expressif et esthétique. Ainsi, Hegel n’hésite pas à parler du « medium de la raison » pour signifier qu’il n’est pas de pensée qui ne doive s’exprimer dans un langage, dans un art, bref dans une forme d’extériorisation qui en façonne la manifestation.
4Il faut ajouter enfin un sens qui apparaît, aujourd’hui, minime en France, alors qu’il a conservé une certaine présence en anglais et en allemand, celui de transmission des esprits entre vivants et morts. La vogue du spiritisme a accompagné tout au long du XIXe siècle les avancées technologiques des « nouveaux médias » de l’époque (télégraphe, photographie, phonographe, cinéma). Pour qui voulait communiquer avec les lointains, les tables des spirites tournaient avec autant de puissance que les roues des trains à vapeur. C’est une dimension des médias qui apparaît plus limitée, même si sous cette aura de magie ou d’influence, on peut reconnaître certaines effectivités des médias que nous connaissons. Pour le moment, il est clair que cette signification ne fait qu’ajouter une nouvelle couche d’opacité sur le concept et la variété de ses usages. La diversité orthographique témoigne alors de la difficulté à savoir de quoi nous parlons exactement quand nous prétendons faire une science des médium, médiums, media ou médias.
Pourquoi est-il si délicat de définir ce que sont médium ou média ?
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3 VAUDAY Patrick, Histoire(s) de médium, op.cit., 2016, p. 78.
5Reprenons ce que soulignait à juste titre Patrick Vauday : « Le médium n’a rien à dire, ne raconte rien, il est muet »3. À condition de préciser qu’il est aussi muet sur lui-même que bavard par ce qu’il transporte. Il s’exprime d’autant moins sur soi qu’il est chargé, entre autres, de conduire des messages à bon port. Imagine-t-on, Phidipides, le messager de Marathon, commenter longuement sa fatigue et les périls qu’il a encourus pendant sa course de 42,195 kms à ses concitoyens athéniens qui attendaient désespérément des nouvelles de la bataille contre les Perses ? Puisqu’il est censé mourir une fois son message délivré, il vaut mieux qu’il n’ait pas pris le temps de discourir sur lui-même. De façon similaire, le médium doit s’effacer sous ses opérations : s’il est efficace, il disparaît derrière les objets qu’il communique ou sous les significations qu’il transporte. C’est seulement au moment où il ne fonctionne plus qu’il apparaît. Si on anthropomorphisait le médium, on dirait que, dans son usage normal, il ne parle pas quand il parle (d’un autre) et s’il parle enfin, c’est au moment où il ne le fait plus parler.
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4 Voir SCHÄFER Fabian Schäfer, « Much Ado about ‘Nothing’. The Kyoto School a...
6Il est significatif de voir que nos usages occidentaux ont conçu l’École de Kyoto (Tosaka Jun, Nishida Kitaro, Hajibe Tanabe) comme élaborant une philosophie du Rien, alors qu’elle engageait en fait une pensée de la médiation (baikai), de la dialectique (benshôho) et de l’entre deux (aida). Pour ces philosophes le fait d’agir entre, de faire médiation constituaient les deux modes fondamentaux du concept de médium4. Cependant, sur un mode typique de l’orientalisme, la réception occidentale de ces penseurs japonais les a enfermés dans une mystique du Vide. Mais c’est aussi que leur manière de faire travailler l’être-entre thématisait une médialité qui, par principe, ressemble en effet, pour notre épistémologie, à du rien et du vide. À l’orientalisme qui faussait le regard s’ajoutait donc la disparition habituelle du médium.
7On pourrait comparer le caractère opératoire du médium au fonctionnement du signe : dans la mesure où un signe est un renvoi à un objet du monde pour des fins de communication, il opère parfaitement lorsqu’il vaut pour cet objet sans se mettre lui-même en valeur ou, pour le dire autrement, le signe désigne s’il se dé-signe. L’idiot qui regarde le doigt plutôt que la lune, lorsqu’un sage lui montre l’astre céleste du bout de son doigt, s’avère être un bon sémioticien (il examine le fonctionnement d’un message), mais un piètre interlocuteur (il ne s’intéresse pas au contenu ou à la référence du message) : le sage est dans la lune, l’idiot est dans l’index. Le signe désigne (un objet) s’il ne se désigne pas (comme objet). De même, quand le média entre dans l’ordre des objets, il a cessé de fonctionner comme média, il a déjà disparu de sa manière de disparaître. Voilà une première difficulté.
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5 SHANNON Claude, WEAVER Warren, The Mathematical Theory of Communication, Un...
8Une deuxième difficulté concerne le statut des objets de connaissance dans le régime épistémologique moderne. Un objet est censé se tenir immobile, bien circonscrit, sous le regard scrutateur du savant. En dépit de ses aspects très matériels, un médium n’est pas réductible à un trivial tuyau. Même le modèle du télégraphe, qui avait servi à une première théorie de la communication chez Shannon et Weaver5 – émetteur-codage-canal-décodage-récepteur – intégrait au signal la possibilité du bruit et au médium la valeur d’un fragile intermédiaire. De manière plus générale, il est impossible de faire du médium un objet de connaissance comme on le ferait d’une poule à disséquer ou d’un tesson de bouteille à dater. En tant qu’intermédiaire, il implique, en effet, une relation. Or, le problème est de savoir comment faire d’une relation un objet de connaissance.
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6 KOJÈVE Alexandre, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Gallimard, Paris,...
9Une troisième difficulté porte sur le problème du tiers. Dans la mesure où il met en relation X et Y, le médium apparaît fonctionner comme ce que la philosophie classique nomme un tertium comparationis : quel serait le statut ondoyant de ce Z ? Là aussi, nos épistémologies reposent sur un principe de tiers exclu. Paradoxalement, pour bien faire sa médiation, le média doit sembler immédiat. Même notre ordre juridique impose de placer le juge en position de tiers, étranger aux intérêts des partis en présence. Dans son étude du Droit, réalisée (avec à propos) pendant la seconde guerre mondiale, Alexandre Kojève le dit d’emblée : « le Droit ne peut pas se révéler à l’homme sans que celui-ci constate ou postule une intervention désintéressée d’un tiers. En d’autres termes cette intervention est un élément constitutif nécessaire ou ‘essentiel’ du phénomène ‘Droit’«6. Si le tiers est intéressé, si la médiation devient sensible, alors tout semble irrémédiablement faussé. Comment faire alors pour trouver une position neutre à partir de laquelle voir et analyser les manières par où ce tiers médial, qui se glisse entre les êtres comme entre les êtres et les choses, seraient appréhendables ?
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7 Voir HEIDER Fritz Heider, Chose et medium, intro. et trad. Emmanuel Alloa, ...
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8 ‘What for instance is the medium of Jane’s Austen’s novel Pride and Prejudi...
10C’est en quoi, quatrième difficulté, de nombreuses choses peuvent être utilisées pour fonctionner comme médiation. C’était déjà l’observation de Fritz Heider : l’air sert de médium pour que les oreilles saisissent les sons même s’il est lui-même insaisissable, mais il peut devenir opaque, donc visible, lorsqu’il se fait brouillard ; le verre, transparent, laisse passer la lumière, tandis qu’un mur de brique l’arrête et, pourtant, tous deux peuvent conduire les sons7. En insistant sur la dimension fonctionnelle des médias, on ne sait plus exactement à quelles choses les circonscrire : tout peut-il devenir médium ou média ? C’était la question judicieuse que posent Marina Grishakova et Marie-Laure Ryan dans une note de bas de page de leur préface : « Quel est par exemple le médium du roman Pride and Prejudice de Jane Austen : est-ce le langage, est-ce l’écriture ou est-ce le livre ? »8.
11Chercher ce que sont les média conduit, en effet, à multiplier les possibilités d’objets. Voire à se demander même si ce sont nécessairement des choses : ne peut-on penser le média comme milieu, comme environnement, voire comme ambiance ? La notion de médium semble impliquer la matérialité d’un objet qui sert d’appareil de conversion et produit des effets bien matériels, mais un milieu est, lui aussi, censé provoquer des effets et diffuser de l’influence (quand bien même elle serait difficile à mesurer avec exactitude).
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9 DWORKIN Craig, No Medium, MIT Press, Cambridge, 2013, p. 29.
12En outre, non seulement les instances peuvent être variées, matérielles ou quasi immatérielles, mais elles posent aussi des problèmes temporels. Il s’agit là d’un cinquième problème. Comme le signale Richard Dworkin, le médium regarde-t-il vers un avenir ou vers un passé : le papier devient-il médium à partir du moment où l’encre vient y tracer des figures ou était-il déjà une surface d’inscriptibilité avant même que la main n’y compose des lignes ? Penser le médium, c’est être pris « entre d’impossibles chronologies »9. Dans cet enjeu temporel surgit ainsi toute la distinction classique entre l’a priori et l’a posteriori. Un médium est-il a priori un appareil de médiation ou l’usage de tel ou tel objet le fait-il apparaître soudain, a posteriori, comme un médium, grâce à la perception de certains de ses effets comme le vent n’est visible qu’une fois engouffré dans les vêtements qui sèchent au soleil ?
13Pour résumer ces problèmes, on peut dire que : comme mise en relation, médiums et média s’effacent sous leurs opérations ; comme mise en relation, ils n’entrent pas dans nos types de savoir comme un objet de connaissance habituel ; comme tiers inclus entre des objets, ils vont contre la logique épistémique et juridique du tiers exclus ; comme intermédiaire matériel et technique ou milieu ambiant et environnement, leur extension est incertaine ; comme temporalité de leur médiation, ils semblent hésiter entre a priori et a posteriori.
14Plutôt que de vouloir définir une fois pour toutes ce que sont médiums et média, peut-être vaut-il mieux regarder alors, du plus près possible, ce qu’ils font. De manière générale, la première chose qu’ils permettent, c’est de faire apparaître des instances du monde au sein de nos expériences sociales. Ce sont donc des puissances d’apparition — peut-être est-ce pourquoi elles doivent disparaître en tant que telles. On pressent ici que le sens spiritiste de medium constitue peut-être un horizon, plus important qu’on ne le considère d’habitude, pour penser ces opérations médiales. Après tout, il est bien possible que le dialogue des vivants avec leurs morts soit la plus remarquable de nos formes de communication.
Propositions de solution
15Comme mise en relation, ne pourrait-on proposer un modèle général ? Il pourrait correspondre à la grande découverte de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust : non la mémoire involontaire, comme on le dit d’habitude, mais la mise en relation inattendue des deux côtés ayant structuré toute la vie du narrateur :
10 PROUST Marcel, Le Temps retrouvé, Gallimard, Folio, Paris, 2006, p. 334.
Comme la plupart des êtres, d’ailleurs, n’était-elle pas comme sont dans les forêts les ‘étoiles’ des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents ? Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d’elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands ‘côtés’ où j’avais fait tant de promenades et de rêves — par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le ‘côté de chez Swann’. L’une, par la mère de la jeune fille et les Champs-Élysées, me menait jusqu’à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise ; l’autre, par son père, à mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée10.
La vie peut se cristalliser dans la figure d’un être, mais cette figure est un étoilement de relations, jusqu’aux constructions mémorielles apparemment les plus étrangères les unes aux autres. La mémoire involontaire de la madeleine et du pavé ne sont que des images ponctuelles de cette structure de plus grande ampleur qui invite à penser la formation des relations.
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11 ‘Connectedness is of the essence of all things of all types’, WHITEHEAD Al...
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12 Pour de judicieuses propositions, voir HUGLO Pierre-André, Essais de réali...
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13 Voir BONNOT Thierry, L’Attachement aux choses, CNRS Éditions, Paris, 2014 ...
16Au problème de la mise en relation et au souci de mise en relation, on peut donc répondre en commun par un changement d’ordre épistémologique, voire d’horizon ontologique en considérant les relations comme premières : « le fait d’être relié est l’essence de toutes choses de tout type »11, écrivait déjà Alfred Whitehead dans les années 1930. Étudier une relation impose un type d’analyse très différent que l’étude d’un objet12 – en fait, l’examen de tel objet envisagé comme un nœud de relations (ainsi que le proposent des sociologues et des historiens13) pourrait se faire plus facilement que la relation médiale si on la scrutait à la façon d’un objet.
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14 Madame de Sévigné, Correspondance, édition de Roger Duchêne, Gallimard, Pa...
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15 DE LA ROQUE Gilles-André, Traité de la noblesse, Paris, 1678, p. 424. Je s...
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16 WITTGENSTEIN Ludwig, Bemerkungen über die Farben, Remarques sur les couleu...
17Il faut penser non une substance, ni même des termes ensuite reliés, mais la forme dessinée par une relation et jusqu’aux termes apparaissant par les opérations de la mise en relation. Ce qu’implique un tel modèle est la profonde continuité entre (pour le mettre dans des termes classiques) être et paraître. Lorsque Madame de Sévigné dit à sa fille que ses lettres « sont vraies et le paraissent14 », elle signale qu’être véridique ne suffit pas, encore faut-il le montrer. C’est encore le même engagement social des apparences que note dans le Traité de la noblesse l’abbé Gilles-André de La Roque quand il affirme qu’ « il ne suffit pas d’être noble, mais qu’il faut être réputé tel »15. Cette attention aux formes sociales de production de l’être nous permet de comprendre qu’une relation est ce qui fait apparaître les termes qu’elle met en relation en les intégrant dans un ensemble social complexe. Pour prendre un philosophe bien loin de ces schémas de pensée de la société nobiliaire d’Ancien Régime, Ludwig Wittgenstein, on voit comment sa réflexion sur la logique des concepts de couleur l’amène à souligner cette même continuité de l’être aux formes d’apparaître : « Paraître tel et être tel peuvent certes, en des cas exceptionnels être indépendants l’un de l’autre, mais cela ne les rend pas logiquement indépendants ; le jeu de langage ne consiste pas dans l’exception »16. Autrement dit, il ne faut pas généraliser à partir du cas particulier où ce qui paraît diffère radicalement de ce qui est (par tromperie volontaire ou illusion provisoire : c’est toute l’erreur de l’herméneutique depuis Schleiermacher qui fait de la mécompréhension la règle plutôt que l’exception). Pour rendre compte de ce travail logique, il faudrait presque créer un verbe : apparêtre, cela permettrait de mieux rendre sensible cette imbrication. Pour le moment, tirons-en la conclusion qu’il sera nécessaire pour analyser les relations de partir d’un modèle de réflexion spécifique, moins attentifs à des essences ou à des substances qu’à des opérations. En reliant les apparences aux/à d’autres apparences, le médium lui-même peut bien apparaître dans ses opérations de médiation, sans que cela devienne un souci ontologique.
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17 Sur cette possibilité d’un tiers inclus du point de vue de la justice et d...
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18 Ovide, Métamorphoses, III, édition ?, lieu ? 336-510.
18Pour le problème du tiers exclu, la solution consiste à ne pas quitter le terrain du tiers, même intéressé. C’est donc une épistémologie du tiers inclus qu’il s’agit de performer17 — la notion de performance s’avérant ici capitale. Lorsque la nymphe Écho, vouée par la malédiction de Junon à ne pouvoir que répéter les bribes d’autres paroles, veut dire son désir au jeune Narcisse, comment s’y prend-elle ? Quel tiers trouve-t-elle pour énoncer son amour ? Rien que les paroles mêmes de Narcisse, mais scindées, découpées afin de former avec les mêmes mots d’autres significations. Elle fait bégayer les mots de Narcisse pour mieux leur faire dire autre chose que ce qu’ils énonçaient : elle attrape au vol les sons (sonos) et en retourne certains comme des mots (verba)18. Elle constitue ainsi un tiers inclus dans les énoncés pour performer un discours autre. Elle fait parler Narcisse à lui-même pour mieux l’attacher à elle – en vain, comme on le sait, puisque le jeune Narcisse fuit les femmes et finit par ne s’occuper que de son image. Mais l’important, pour nous, est de voir par quelles opérations elle produit un tiers inclus, en détournant le discours de l’autre.
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19 ‘While the correct Latin form is medium (sing.), media (plur.), some schol...
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20 De manière assez concordante, Neil Postman propose une distinction entre m...
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21 CASTELLS Manuel, La Galaxie Internet, trad. Paul Chemla, Fayard, lieu ?, 2...
19Comme intermédiaire matériel et technique ou milieu ambiant et environnement, l’extension des catégories de médium et de média semblent incertaines. Pour répondre maintenant à la citation faite plus haut de Marina Grishakova et Marie-Laure Ryan – « Quel est par exemple le médium du roman Pride and Prejudice de Jane Austen : est-ce le langage, est-ce l’écriture ou est-ce le livre ? »19 – on pourrait alors avancer tout simplement que toutes ces options doivent être étudiables. Afin d’établir quelques distinctions épistémologiquement plus fines et de permettre de dégager plus clairement des plans d’analyse, nous proposons de différencier médium : appareil matériel et technique, et média : environnement social et institutionnel intégrant le(s) médium(s), – en prenant le latin francisé, avec média, singulier collectif, pour mieux sentir la transmission/traduction des langues/cultures20. Lorsque Manuel Castells prétend que « le message c’est le réseau »21 et que Marshall McLuhan fait du médium le message, on s’approcherait d’une conception intermédiale si l’on assemble leurs propositions : le message c’est le média (et non le médium). Cela permettrait de donner une envergure plus sociale que seulement technique aux opérations médiales.
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22 DWORKIN Craig, No Medium, op.cit., p. 29.
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23 ‘media are no objects and intermediality is no fact ; they are processes l...
20Enfin, penser le médium, c’est être pris « entre d’impossibles chronologies »22, remarquait Craig Dworkin. La meilleure solution consiste à reconnaître alors les opérations anachroniques qui font que les média sont des agencements d’actions formant des plis spatio-temporels. Plutôt que de vouloir définir une fois pour toutes ce que sont médiums et média, il vaut mieux regarder, du plus près possible, ce qu’ils font. Ainsi, comme le souligne avec pertinence Jürgen Müller, « les médias ne sont pas des objets et l’intermédialité n’est pas un fait ; ils sont des processus laissant des traces qui doivent être reconstruits »23. Autrement dit, face à la multiplicité d’objets qui semblent pouvoir devenir médium, voire média, il s’agit de chercher non ce qu’ils sont, mais ce qu’ils font.
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24 On peut rapprocher cette conception de celle de Jussi Parikka : « Media ar...
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25 SIMONDON Gilbert, Du Mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris...
21Partant du principe qu’il n’y a pas de médium ‘pur’ ou ‘propre’, ni d’a priori qui ne soit historique, il faut articuler les événements médiaux selon une temporalité anachronique : les médias sont ce qui froisse l’étoffe du temps et forment des plis24 où peuvent se toucher a priori et a posteriori comme la performance d’une transmission présente et l’enregistrement de ses traces passées – c’est en quoi la mémoire joue un rôle capital, non seulement comme appareil d’enregistrement, mais comme opérateur de formes qui fait osciller a posteriori et a priori dans leurs jeux temporels et logiques. Gilbert Simondon l’avait bien noté : « La mémoire humaine accueille des contenus qui ont un pouvoir de forme en ce sens qu’ils se recouvrent eux-mêmes, se groupent, comme si l’expérience acquise servait de code à de nouvelles acquisitions, pour les interpréter et les fixer : le contenu devient codage […]. Un contenu introduit dans la mémoire humaine va se poser et prendre forme sur les contenus antérieurs : le vivant est ce en quoi l’a posteriori devient a priori ; la mémoire est la fonction par laquelle des a posteriori deviennent des a priori »25.
22On peut, encore une fois, trouver un tracé instructif de ces oscillations chez Proust dans La Prisonnière. Albertine est désirée par le narrateur et l’on sait combien il peut en être jaloux. Mais que désire-t-il exactement ? Ni la soumission d’un corps ni le partage d’une curiosité, mais un redoublement spatio-temporel :
26 PROUST Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard, Paris, 1923.
Le vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d’empressement et d’obéissance pour les seules choses que je réclamais d’elle. Derrière cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu’éclatait le concert des musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer. N’était-elle pas en effet […] la jeune fille que j’avais vue la première fois à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnus encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot ? […] Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il le lui eut fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d’où je l’avais précipitamment emmenée subsistaient l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie des bains de mer.26
Le narrateur veut retrouver au cœur de Paris la mer normande. Albertine fonctionne comme un médium qui fait apparaître « les ondulations bleuâtres de la mer ». Albertine est un modulateur d’ondes temporelles qui fait surgir un espace sous un autre. Son apparence (la minceur de son corps qui la fait ressembler à un jeune garçon, ses yeux rieurs, mais aussi le cortège de jeunes filles en fleurs qui l’environne) fait surgir une autre apparence : le paysage maritime, mais tout un environnement psychique et social : émois, vanités, désirs « de la vie des bains de mer ». Dans ses yeux « insistants » insiste tout un milieu fait de paysage, de psychés et de formes sociales d’existence. C’est précisément ce déplacement de l’existence en insistance qui fait de ce qui est arrivé le subterfuge d’un retour. Le piège ne consiste pas à désirer ramener ce qui a été, mais à faire de ce qui fut la nécessité d’une récurrence. Le désir ne porte pas sur une existence, mais sur la constitution d’une insistance : faire d’un instant anodin, le support d’un déploiement anachronique.
23Nous dirons alors qu’un média est ce qui convertit un fait en document, une trace en archive, un rituel en événement, un moment en cadrage, grâce à un médium (technique) et un assemblage dans un collectif (environnement) ; c’est une puissance d’apparition et une puissance d’enregistrement, donc un opérateur de transmission. L’intermédialité a pour vocation d’étudier ces phénomènes de transmission.
Notes
1 On voit que cette hésitation touche jusqu’au traitement des textes, qui en perdent leur latin… Ainsi, dans un excellent ouvrage de Patrick Vauday sur lequel nous reviendrons, trouve-t-on une variation d’une ligne à l’autre entre le titre de la partie en gras et la première phrase où media est écrit tantôt avec accent et tantôt sans accent : « Médium versus media. Le médium n’a rien à dire, ne raconte rien, il est muet, le médium n’est pas un média. », VAUDAY Patrick, Histoire(s) de médium, Paris, Vrin, 2016, p. 78). Triviale coquille, certes, mais nous verrons combien l’investigation intermédiale exige une attention aux moindres détails.
2 PETERS John Durham, « Becoming mollusk. A conversation about media, materiality and matters of history, conducted by Jeremy Packer », dans GRISHAKOVA Marina, RYAN Marie-Laure (dir.), Intermediality and Storytelling, De Gruyter, Berlin, New York, 2010, p. 44.
3 VAUDAY Patrick, Histoire(s) de médium, op.cit., 2016, p. 78.
4 Voir SCHÄFER Fabian Schäfer, « Much Ado about ‘Nothing’. The Kyoto School as ‘Media Philosophy’ », dans STEINBERG Mark, ZAHLTEN Alexander (dir.), Media Theory in Japan, Duke University Press, Durham, 2017, p. 305-327.
5 SHANNON Claude, WEAVER Warren, The Mathematical Theory of Communication, University of Illinois Press, Champaign, 1949.
6 KOJÈVE Alexandre, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Gallimard, Paris, 1981, p. 24.
7 Voir HEIDER Fritz Heider, Chose et medium, intro. et trad. Emmanuel Alloa, Vrin, Paris, 2017.
8 ‘What for instance is the medium of Jane’s Austen’s novel Pride and Prejudice : is it language, is it writing, or is it the book?’, GRISHAKOVA Marina, RYAN Marie-Laure (dir.), Intermediality and Storytelling, De Gruyter, Berlin, New York, 2010, p. 2.
9 DWORKIN Craig, No Medium, MIT Press, Cambridge, 2013, p. 29.
10 PROUST Marcel, Le Temps retrouvé, Gallimard, Folio, Paris, 2006, p. 334.
11 ‘Connectedness is of the essence of all things of all types’, WHITEHEAD Alfred Whitehead, Modes of Thought, 1938, p. 9.
12 Pour de judicieuses propositions, voir HUGLO Pierre-André, Essais de réalisme minimal : relations, formes, singuliers, L’Harmattan, Paris, 2017.
13 Voir BONNOT Thierry, L’Attachement aux choses, CNRS Éditions, Paris, 2014 ; LATOUR Bruno, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, La Découverte, Paris, 2012, p. 428-433 ; ROCHE Daniel, Histoire des choses banales : naissance de la société de consommation (XVIIIe-XIXe siècle), Fayard, Paris, 1997.
14 Madame de Sévigné, Correspondance, édition de Roger Duchêne, Gallimard, Paris, 1985, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, p. 154-155 : lettre à Madame de Grignan du 11 février 1671.
15 DE LA ROQUE Gilles-André, Traité de la noblesse, Paris, 1678, p. 424. Je souligne.
16 WITTGENSTEIN Ludwig, Bemerkungen über die Farben, Remarques sur les couleurs, éd. G.E.M. Anscombe, trad. Gérard Granel, fragments 50 et 99.
17 Sur cette possibilité d’un tiers inclus du point de vue de la justice et des média, nous nous permettons de renvoyer à MECHOULAN Éric, Lire avec soin. Amitié, justice et médias, Presses de l’ENS, Lyon, 2017.
18 Ovide, Métamorphoses, III, édition ?, lieu ? 336-510.
19 ‘While the correct Latin form is medium (sing.), media (plur.), some scholars use the plural mediums, and others use media in the singular. What for instance is the medium of Jane’s Austen’s novel Pride and Prejudice : is it language, is it writing, or is it the book?’, GRISHAKOVA Marina, RYAN Marie-Laure (dir.), Intermediality and Storytelling, De Gruyter, Berlin, New York, 2010, p. 2.
20 De manière assez concordante, Neil Postman propose une distinction entre machine et médium : « a technology . . . is merely a machine. [...It] becomes a medium as it employs a symbolic code, as it finds its place in a particular social setting. » Par conséquent, « a medium is the social and intellectual environment a machine creates. »POSTMAN Neil Amusing Ourselves to Death, , Penguin Books, New York, 1985, p. 84. Mais l’origine semble ici seulement machinique, selon un habituel déterminisme technologique, et parler de code symbolique ou d’environnement social et intellectuel reste un peu vague. Régis Debray souligne, lui aussi, le double enjeu du médium : technique et institutionnel (Transmettre, Paris, … ?). Mais là encore c’est assez large et risque de reprendre simplement la vieille opposition matériel/immatériel. Notre propos sera de complexifier et clarifier ces distinctions (lorsque nous parlerons d’une herméneutique des supports à quatre plans d’analyse).
21 CASTELLS Manuel, La Galaxie Internet, trad. Paul Chemla, Fayard, lieu ?, 2002, titre de la 1e partie.
22 DWORKIN Craig, No Medium, op.cit., p. 29.
23 ‘media are no objects and intermediality is no fact ; they are processes leaving traces that have to be reconstructed’, MÜLLER E. Jürgen (dir.), Media Encounters and Media Theories, Nodus Publikationen, Münster, 2008, p. 10.
24 On peut rapprocher cette conception de celle de Jussi Parikka : « Media are an action of folding time, space and agencies; media are not the substance, or the form though which mediated actions take place, but an environment of relations in which time, space and agency emerge. […] media are less a matter of mediation and communication between humans, than a milieu of engagement, or relationality for the objects, vectors, agencies and processes that enter into its sphere. […] Media are contractions of forces and through forces bodies are born. […] Media function as an ecology in the sense that they are formed through circulations of energies, functions and so on, as well as the fact that they redistribute the forces that are not only technological in their existence but also aesthetic, economic and chemical. » PARIKKA Jussi Parikka, « Media Ecologies and Imaginary Media », The Fibreculture Journal, n° 17, 2011, p. 41-42.
25 SIMONDON Gilbert, Du Mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 2012 [1958], p. 172.
26 PROUST Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard, Paris, 1923.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Éric Méchoulan
Professeur de littérature – Université de Montréal