Dossier Acta Litt&Arts : Épreuves de l'étranger

Pascale Roux

L’analyse stylistique du corpus en français: cadres de l’étude et hypothèses

Texte intégral

1Comme nous le soulignons dans la présentation générale de l’expérimentation [lien à la page], l’un des objectifs de ce projet est de contribuer à mettre en place une méthodologie interdisciplinaire d’analyse du texte traduit, en articulant les approches stylistique et littéraire, traductologique (comprenant une dimension génétique) et le traitement automatique des langues. Mais pour que la démarche interdisciplinaire ait du sens et soit efficace, pour que l’étude stylistique puisse s’enrichir au contact des autres disciplines, il faut que les directions d’analyse qui sont propres à celle-ci soient clairement définies. Cela est d’autant plus important que le texte traduit ne compte pas parmi les objets d’étude que se donne d’ordinaire la stylistique française : les modalités de son analyse ne sont donc pas fixées.

2Afin de clarifier et d’expliciter les cadres de l’étude, nous déterminerons ses grandes directions méthodologiques en fonction des caractéristiques du corpus, particulier car il résulte d’une expérimentation qui l’a généré selon un mouvement qui n’est pas ordinairement celui du texte traduit et selon des modalités spécifiques : un aller-retour du français aux langues étrangères, la mise en place d’une série de chaînes de deux traductions successives, la création d’un corpus multiple à partir d’un texte d’origine. Nous pourrons ensuite évaluer les hypothèses de départ, à l’origine de la mise en place de l’expérimentation, ce qui nous permettra d’établir des directions pour l’étude du corpus. Le texte littéraire traduit n’étant pas étudié par la stylistique française, la grande majorité des références critiques que nous donnons appartiennent au champ de la traductologie ; celles que nous citons peuvent cependant, nous semble-t-il, servir de base ou de point de départ à l’analyse stylistique.

1. Caractéristiques du corpus et méthodologie

3Avant de définir les orientations stylistiques de l’étude, il est nécessaire de présenter les spécificités du corpus, qui a deux caractéristiques saillantes : d’une part, il impose une approche pragmatique de la langue et du style ; d’autre part, il permet, parce qu’il est intégralement en français, une comparaison diachronique des choix linguistiques et stylistiques opérés dans les textes.

1.1. Un corpus imposant une approche pragmatique de la langue et du style

4Les textes rétrotraduits, sur lesquels l’analyse va reposer, n’émanent pas d’un acte de traduction unique mais double (puisqu’il y a eu deux traductions consécutives, une première vers la langue étrangère, puis une seconde vers le français, par un autre traducteur). Il paraît difficile, dans ces conditions, d’étudier le style du traducteur puisqu’on ne sait à qui attribuer tel choix linguistique ou stylistique, en tout cas sans recourir à l’analyse de la version en langue étrangère. Mais même si l’on recourt à celle-ci, la nature du problème ne change pas radicalement. Par exemple, si une séquence est caractérisée par un ordre des mots marqué, atypique en français, qui calque un ordre typique dans la langue étrangère, auquel des deux traducteurs attribuer le choix linguistique ? Au premier, qui a opté pour un ordre non marqué dans la langue étrangère, ou au second, qui a choisi de maintenir cet ordre, bien que marqué pour ce qui concerne les normes du français standard ?

  • 1 Il y a 16 versions rétrotraduites des poèmes et 16 de l’essai en prose (2 v...

5Malgré cette situation de genèse particulière, les 16 textes produits1 ont chacun, à l’arrivée, leur cohérence, ils ont une valeur autonome du point de vue de la lecture, ils peuvent être lus et appréciés sans qu’il soit nécessaire de se référer à la version intermédiaire en langue étrangère. Il est donc possible d’étudier la langue et le style des versions rétrotraduites, du point de vue de la lecture, sans les lier à l’intention d’un traducteur particulier. On doit pouvoir mener une étude pragmatique des textes en français : dans l’exemple évoqué plus haut, l’ordre des mots de la version rétrotraduite peut être commenté, dans son rapport avec la norme du français standard, du point de vue de l’effet qu’elle produit sur le lecteur et sans prendre en considération les causes ou l’intention qui en sont à l’origine.

  • 2 Lorsqu’un traducteur et un éditeur se rencontrent sur un projet de (re)trad...

6L’approche pragmatique à laquelle contraint le corpus nous paraît s’imposer, plus largement, pour ce qui concerne l’étude de tout texte traduit, même dans des conditions de production habituelles. Les études stylistiques sont fortement polarisées sur le style de l’auteur, parfois mis en relation synchronique ou diachronique avec d’autres corpus, elles n’abordent que marginalement la question de l’effet et des bases stylistiques sur lesquelles se construit l’acte de lecture. La discipline ne s’intéresse ainsi pas, ou très peu, à des textes dans lesquels, par définition, l’auteur et sa langue n’apparaissent que sous une forme très indirecte, médiatisée par la traduction. Pour aborder le texte traduit d’un point de vue stylistique, il faut soit déplacer le point de vue sur le style et l’envisager dans une perspective strictement pragmatique, soit accepter l’hypothèse qu’il existe un style du traducteur et que son étude présente un intérêt. Dans ce corpus particulier, on l’a souligné, étant donné le dédoublement de l’acte traductif, cette seconde hypothèse n’est plus opératoire, ou alors de manière limitée, et l’on est obligé d’adopter une approche pragmatique. On espère pouvoir étendre, par la suite, les procédures d’analyse mises en place dans le cadre particulier de ce corpus à d’autres, produits « naturellement », si l’on peut dire, c’est-à-dire selon un processus spontané, ordinaire, de traduction2.

1.2. Un corpus intégralement en français permettant une comparaison diachronique des choix linguistiques et stylistiques

7L’analyse linguistique et stylistique française s’appuiera uniquement sur le corpus en français : les textes de départ et les rétrotraductions. Nous pourrons ainsi rapprocher les différentes versions, apprécier, analyser et expliquer les différences d’effet et de sens générés par les solutions linguistiques alternatives choisies. Le corpus rend possible une comparaison de textes écrits dans la même langue, c’est-à-dire au sein d’un système unique : les choix de traduction, même s’ils ont été déterminés par le passage par une autre langue, ont à nouveau une signification et une valeur à l’intérieur du système du français, celui du texte de départ, et ils peuvent être ainsi rapprochés les uns des autres et comparés les uns aux autres.

  • 3 D’après les indications données par l’auteur.

8Par ailleurs, l’écriture de l’ensemble des versions est contemporaine et, en cela, le corpus est exceptionnel : les textes de Gérard Macé, écrits en 20163 et inédits au moment de l’expérimentation, sont à peine antérieurs, temporellement, aux versions rétrotraduites, toutes produites en même temps (dans un délai de six mois environ, les versions en langues étrangères ayant été envoyées aux rétrotraducteurs en juillet 2017 et les dernières versions rétrotraduites ayant été récoltées en janvier 2018). Les corpus produits naturellement (par exemple l’ensemble des traductions publiées en français d’un texte particulier) sont toujours étalés dans le temps, et donc marqués par les évolutions historiques de la langue et de la norme littéraire. Nous avons ici 16 textes en français (17 si l’on inclut celui de départ) produites simultanément ou presque, ce qui permet d’apprécier synchroniquement la variété des solutions linguistiques et stylistiques choisies, ainsi que d’identifier la norme par rapport à laquelle les textes se situent.

  • 4 « My argument is that translated works do correlate in at least two ways: (...

  • 5 Ce n’est que dans un second temps qu’il s’intéresse au texte source, afin d...

9En effet, de manière générale, les textes traduits répondent à des normes – celles qui nous intéressent ici sont linguistiques et stylistiques – qui leur sont imposées par la littérature de la langue d’arrivée, comme le souligne I. Even-Zohar, et ils reflètent ainsi des tendances à l’œuvre dans celle-ci4. Les Descriptive Translation Studies, initiées par G. Toury, se fondent sur le principe que toute traduction émane d’une culture « cible », qu’elle a une place à l’intérieur de celle-ci et se situe par rapport à ses règles : le texte traduit est ainsi abordé, indépendamment de sa « source », par rapport aux normes littéraires et linguistiques de la culture de la langue d’arrivée5. Parmi les normes que distingue G. Toury figurent les « normes texto-linguistiques », qui concernent les choix linguistiques à proprement parler (lexique, syntaxe, style), qui peuvent être générales (s’appliquer à tout texte traduit) ou particulières (s’appliquer à certains textes seulement, déterminés par exemple en fonction du type de texte). L’étude de ces normes peut être menée soit de manière diachronique (on analyse, sur un corpus étalé dans le temps, la variation de ces normes, par exemple dans le cas de traductions successives d’un même texte), soit de manière synchronique. Dans ce dernier cas, on peut, par exemple, comparer des textes différents appartenant à un même type ou genre (par exemple, une série de romans noirs traduits publiés la même année). Il est impossible, sauf exception, de mener une étude synchronique sur différentes traductions en français d’un même texte (en général, on ne retraduit un texte qu’au bout d’un certain temps, et précisément parce que les normes ont évolué). Le corpus généré ici, de manière expérimentale, permet une telle étude : on peut analyser, relativement au genre ou type de texte (le poème / l’essai en prose), les normes linguistiques et stylistiques, telles du moins qu’elles sont perçues par une série de 16 traducteurs vers le français et telles qu’elles se manifestent dans les textes.

2. Les directions de l’étude : reformulation des hypothèses de travail

10Les spécificités du corpus imposent ainsi une approche pragmatique et orientée vers la comparaison diachronique des textes. Afin de déterminer les directions de l’étude, à l’intérieur de ce cadre d’ensemble, il nous faut d’abord évaluer, à la lumière du corpus, les hypothèses d’analyse qui avaient présidé à sa constitution.

  • 6 Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 14.

  • 7 Cette théorie se construit en particulier autour de la notion de « déverbal...

11À l’origine du projet, trois hypothèses de départ, choisies pour leur pertinence du point de vue des différentes disciplines engagées, avaient été sélectionnées pour être mises à l’épreuve du corpus. La première était que la traduction est une co-création : la distance entre le texte de départ et les textes d’arrivée le fait apparaître, sans qu’il soit réellement nécessaire de le prouver, puisque tout lecteur peut aisément le constater. Plus qu’une hypothèse, il s’agissait-là d’une prise de position visant à redonner au traducteur, trop souvent rendu invisible (de son propre chef ou plus souvent contre son gré), le rôle qui est le sien : il n’est pas un simple « passeur », pour reprendre une métaphore éculée ; il est un lecteur et un écrivain d’un type particulier, qui crée dans l’interaction et dans la négociation avec la double contrainte d’un texte préexistant et d’un changement de structure linguistique. Notre approche stylistique se place ainsi dans la lignée du renouveau des théories de la traduction qui, depuis les années 1980, insistent sur le rôle de créateur du traducteur. H. Meschonnic, par exemple, le souligne : « Traduire ne se limite pas à être l’instrument de communication et d’information d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, traditionnellement considéré comme inférieur à la création originale en littérature6 ». En cela au moins, il rejoint la théorie interprétative (théorie du sens), élaborée dans les années 1980, qui soutient qu’une bonne traduction ne saurait résulter que d’un processus de recréation7.

12Les deux autres hypothèses à l’origine du projet correspondaient, dans une certaine mesure, à des énoncés stéréotypés sur le processus de traduction, dont on voulait interroger la validité : le premier de ces énoncés est qu’un texte qui est passé par une langue distante (comme le japonais) est susceptible de « revenir » en français plus modifié qu’un texte qui est passé par une langue proche (comme l’italien) ; le second énoncé est que le texte poétique est plus sujet à distorsion dans la traduction qu’un autre type de texte : on s’attendait donc à ce que les poèmes soient, à l’arrivée, plus éloignés du texte de départ que l’essai en prose. Ces deux hypothèses sont, au moins partiellement, invalidées par l’expérience, mais l’examen des raisons pour lesquelles elles le sont permet de tracer, dans leurs grandes lignes, les principales directions que l’étude stylistique du corpus en français suivra et de formuler de nouvelles hypothèses, qui guideront l’analyse. Afin de faciliter l’illustration de notre propos, nous avons choisi de puiser les quelques exemples dont nous aurons besoin dans une unique strophe (la première du deuxième poème), dont l’ensemble des versions, de départ et rétrotraduites, se trouve synthétisé dans un tableau à la fin de cette présentation.

2.1.

  • 8 Pour le système de désignation des versions, voir à la fin de cette présent...

13La distance entre textes de départ et rétrotraductions n’est pas directement corrélée à la distance qui existe entre le français et la langue par laquelle le texte est passé. Cela apparaît par exemple si nous comparons l’une des versions rétrotraduites du latin (lat1R8, P. Siegenthaler) et l’une rétrotraduite du grec (gr1R, M. Capponi).

G. Macé
Avec la neige, la nappe est mise
sur les prés. Le ciel tout entier
pourrait tenir dans une cuiller en argent,
le ciel et deux ou trois soleils
sur les quatre que comptaient les Aztèques.

gr1R (M. Capponi)
Tulle de neige déployé
Sur les prés. Le ciel entier
Tiendrait dans une cuillère,
Le ciel et deux ou trois
des quatre soleils aztèques.

lat1R (P. Siegenthaler)
La toile des neiges
sur les prés se meut
et soudain siègent,
entiers, les cieux
comme dans l’image
d’un cuiller d’argent ;
et des soleils, par trois ou deux,
au firmament, parmi les quatre
astres aztèques.

lat2R (F. Barrière)
Une nappe de neige dans les prés
s’étend. Le ciel immense
pourrait tenir dans une cuiller d’argent,
le ciel et deux ou trois soleils
parmi les quatre que comptent les Aztèques.

  • 9 L’une des traductions latines est écrite dans une version cicéronnienne du ...

14La version traduite du grec, langue a priori plus éloignée du français que le latin, est plus proche du texte d’origine. Les rétrotraductions gardent indéniablement trace de leur passage par la langue étrangère, mais leur distance avec le texte d’origine semble moins liée à la relation que les langues étrangères entretiennent avec le français qu’au profil du traducteur et à ses pratiques ou ses choix. Cela est confirmé si l’on compare cette version issue du latin, notablement éloignée du texte de départ, avec l’autre version pourtant issue de la même langue9 (lat2R, F. Barrière) qui, elle, est assez proche du poème de G. Macé.

  • 10 On entend « posture » au sens que J. Meizoz donne au mot dans Postures lit...

  • 11 L’éventuelle présence de deux traducteurs a également des incidences sur l...

15On peut ici supposer qu’est déterminante la posture10 du traducteur, telle qu’elle se manifeste dans son texte : efface-t-il au maximum les marques de son individualité dans son écriture, vise-t-il à n’être qu’un relais invisible de l’auteur traduit ? Au contraire, manifeste-t-il son originalité propre dans son style, se substituant, comme créateur, à l’auteur traduit ? Son écriture a-t-elle pour horizon la transparence ou, à l’inverse, tend-elle vers une certaine épaisseur, se rend-elle visible et perceptible ? On peut postuler que ces choix et postures sont plus déterminants, pour comprendre les relations entre les textes d’origine et leurs versions rétrotraduites, que la distance des langues11. Dans l’exemple ci-dessus, il est évident, pour la première rétrotraduction du latin (lat1R), que le traducteur manifeste sa présence dans son écriture, qu’il ne cherche nullement à s’effacer, ne serait-ce que par le choix d’une nouvelle répartition des vers (9 vers au lieu de 5), par ses choix métriques (6 pentasyllabes, 2 octosyllabes, 1 tétrasyllabe) et phonétiques.

16En relation directe avec cette question de la posture du traducteur, la représentation que celui-ci a de ses compétences relativement aux langues en jeu dans la traduction est sans doute centrale. Les compétences linguistiques et scripturales que le traducteur s’attribue, ou au contraire les insuffisances qu’il se prête, influent sur la posture qu’il adopte et ainsi sur le style de sa traduction. Nous parlons bien ici de représentation subjective de soi, et non pas de ses compétences ou insuffisances réelles, qui influent quant à elles sur la qualité de sa traduction, que seuls des spécialistes de traduction peuvent évaluer. Est sans doute lié à cette représentation de ses compétences le choix, conscient ou non, de mettre ou de ne pas mettre en œuvre des stratégies de compensation de la distance entre les langues (en particulier lorsque le traducteur perçoit cette distance comme importante). Ce choix est susceptible d’avoir des conséquences sur son écriture : un traducteur peu confiant dans ses capacités et craignant que la perte soit importante d’une version à l’autre, en raison de la distance des langues en jeu, pourra par exemple s’efforcer de rester près du texte et brider sa propre créativité. On peut ainsi supposer que si la distance entre les langues joue un rôle, c’est avant tout dans la représentation que le traducteur s’en fait et dans la manière dont il se figure ses compétences relativement au changement de système linguistique.

17Il faut également ici mentionner, quitte à anticiper sur le développement suivant, que la posture du traducteur est à mettre en relation avec le genre des textes et leur type : un traducteur, qui se sent à l’aise ou compétent pour traduire un type de texte plutôt qu’un autre, adopte une posture différente en fonction du texte à traduire, ce qui a évidemment des conséquences sur son écriture. La manière dont le traducteur se représente les différents genres ou types entre aussi sans doute en ligne de compte : ses pratiques d’écritures ne seront pas du tout les mêmes, par exemple, s’il pense que la poésie est par définition une langue opaque, dont la richesse est avant tout formelle, ou bien, au contraire, s’il considère que tout poème a un sens que l’on peut saisir et rendre dans une autre forme. Inversement, le genre ou le type détermine vraisemblablement aussi une posture : on peut supposer que l’essai en prose et la poésie n’impliquent pas la même posture de traduction, pour diverses raisons, notamment parce que les deux types de texte n’offrent pas la même marge de créativité au traducteur, parce que la question du sens ne se pose pas de la même manière, ou encore parce qu’ils ne visent pas le même lectorat. La question du genre ou type de texte ainsi que ses représentations est donc un facteur de plus à prendre en compte de manière toute particulière lors de l’étude de la posture du traducteur.

  • 12 Une brève présentation de soi, destinée à accompagner la publication en li...

  • 13 Le colloque « L’écrivain-traducteur : ethos et style d’un co-auteur » a pl...

18Bien plus que la distance entre les langues, c’est donc sans aucun doute la posture que le traducteur prend qui influe sur la distance entre les textes de départ et les rétrotraductions, dans le contexte de la plus ou moins grande proximité des langues (réelle ou fantasmée), en relation avec le genre ou le type des textes. Cependant, il est difficile d’étudier l’interaction entre la posture du traducteur et son écriture dans le présent corpus : on en est réduit à formuler des conjectures, pour deux raisons. La première est que l’on ne possède pas de présentation de soi des traducteurs ; ce n’est cependant pas un obstacle insurmontable, d’une part parce qu’il est possible de leur en demander une (une présentation libre ou à travers un questionnaire, par exemple)12, d’autre part parce qu’on doit pouvoir identifier des indices textuels de cette posture, en dehors même des données que l’on peut recueillir par ailleurs. Le second problème paraît, lui, insurmontable, et on l’a déjà mentionné : un texte rétrotraduit résulte de deux traductions successives, chaque traducteur ayant sa propre posture, et il est donc impossible d’établir un lien entre un phénomène stylistique repérable dans le texte en français et l’une des deux postures (on peut savoir à quelle étape un phénomène est apparu, mais le texte final résulte de la combinaison du travail d’écriture des deux traducteurs successifs). Quelque importante qu’apparaisse cette question de la relation entre la posture et le style du traducteur, le corpus en français ne se prête donc pas à son étude, que nous mènerons donc dans un autre cadre13.

2.2.

  • 14 Les outils et données produits par le traitement automatique des langues e...

19La distance entre textes de départ et rétrotraductions n’est pas directement corrélée au genre ou type des textes (poésie / essai en prose). Il est difficile, en l’absence d’outils permettant de mesurer objectivement la distance entre les versions, de faire reposer cette affirmation sur autre chose que sur l’intuition14. Mais il paraît évident que, s’il existe une différence, de ce point de vue, entre la poésie et la prose, elle reste assez minime : on n’a pas l’impression que les poèmes aient subi, massivement, plus de changements que l’essai, que l’écart par rapport au texte de départ soit significativement plus important dans un cas que d’ans l’autre.

  • 15 D’une certaine manière, l’approche est donc corpus driven.

  • 16 Une seule exception : « cuillère » a disparu dans une version (it1R).

20Il apparaît en réalité nécessaire de mener une analyse stylistique plus fine du corpus, car on identifie des constantes non pas au niveau des textes dans leur ensemble, mais plutôt au niveau des séquences : certaines varient peu d’une version à l’autre alors que d’autres, au contraire, varient beaucoup. L’analyse doit donc s’orienter vers l’identification, la description et la classification des lieux de convergence et de divergence de l’ensemble des versions en français, ces lieux textuels étant définis, délimités et identifiés du point de vue lexical, sémantique (notamment les tropes) et syntaxique15. Par exemple, dans la strophe citée en exemple, du point de vue lexical et sémantique, on identifie aisément des lieux de convergence, comme les mots « neige », « ciel » (ou « cieux »), « cuillère » (avec des orthographes différentes), « aztèque/Aztèque » (adjectif ou nom) que l’on retrouve dans les 16 rétrotraductions16. Inversement, un mot tel que « nappe » est rétrotraduit par des termes très variés : « nappe », « drap », « source », « couche », « strates », « tulle », « couverture », « toile ».

  • 17 Plus ou moins longues, du mot à la phrase et peut-être à des unités supéri...

21Au-delà de l’opposition générique poésie/prose, qui n’est sans doute que partiellement opérante ici pour expliquer les transformations subies par le texte au cours de la (rétro)traduction, on peut ainsi identifier des séquences17, dans le texte de départ, qui favorisent la distorsion traductive et d’autres qui, au contraire, favorisent une forme de stabilité, c’est-à-dire de conformité des textes rétrotraduits à ceux de départ, ou au moins de proximité. Dans cette phase d’identification des séquences, nous devrions pouvoir nous appuyer sur les résultats du traitement automatique du corpus – l’alignement des versions et les données de textométrie.

22On cherchera donc d’abord à établir une typologie des séquences, à l’intérieur des textes, en fonction du critère de la distorsion ou de la stabilité traductive. À l’intérieur de ces séquences, on tentera d’identifier quels éléments et quels facteurs, dans le texte de départ, favorisent la distorsion traductive et quels autres favorisent au contraire une forme de stabilité. On sera ainsi amené, indirectement, à réfléchir, de manière empirique, à la question des « intraduisibles » puisqu’on cherchera à caractériser, sur le plan linguistique et stylistique, les séquences pour lesquelles la distance entre texte de départ et rétrotraductions est particulièrement grande. On postule en effet que ce sont les caractéristiques linguistiques et stylistiques du texte de départ qui expliquent la plus ou moins grande distance des rétrotraductions et qu’on doit pouvoir identifier et décrire ces caractéristiques.

23Pour tenter de mieux comprendre la relation entre les versions, on observera comment les textes rétrotraduits en français correspondent à une forme d’interprétation du texte de départ, dont il faudra préciser les modalités et les caractéristiques. Il est évident que l’écriture traductive est avant tout une lecture interprétative du texte à traduire : le traducteur doit faire des choix, trancher, sur le plan du sens comme sur celui de la forme, en fonction de l’interprétation qu’il fait du texte – traduire, c’est d’abord lire et interpréter. L’analyse comparative de traductions, couramment pratiquée par les traductologues et les linguistes, le fait clairement apparaître. L’originalité du corpus ici constitué, parce qu’il est rétrotraduit et donc intégralement en français, est de permettre de comparer des textes écrits dans la même langue, et pouvant donc aisément être analysés comme correspondant à une interprétation des textes de départ, même si celle-ci n’émane pas d’un traducteur unique (puisqu’il y en a toujours au moins deux) ni d’une saisie unique du texte à traduire (puisqu’il y a toujours deux étapes distinctes, engendrant deux couches interprétatives successives).

  • 18 TLFi, Centre national de ressources textuelles et lexicales : http://www.c...

  • 19 Nous ne prenons pas en compte ici deux rétrotraductions, dans lesquelles l...

24Dans la strophe citée en exemple, le choix lexical des rétrotraductions pour le mot « nappe » (« Avec la neige la nappe est mise / sur les prés ») est en lien direct avec l’interprétation du trope : le sens propre (« linge que l’on étend sur la table pour prendre les repas18 »), actualisé par le contexte (l’expression « mettre la nappe », et plus loin les mots « cuiller », « festin », « repas »), est a priori incompatible avec le référent décrit (un paysage naturel : « neige », « prés », puis « ciel », « soleil »). Cette incohérence impose une interprétation métaphorique. Les mots choisis dans les rétrotraductions proposent différentes solutions pour réduire cette incompatibilité sémantique. Sur les 16 versions, 9 utilisent le mot « nappe », intégré dans une métaphore assez proche de celle du texte de départ (mais qu’il sera intéressant d’étudier précisément). Parmi les autres19, la plupart recourent à un terme comprenant le sème /tissu/, mais mobilisant d’autres représentations métaphoriques : « drap », « tulle », « couverture », « toile ». Une version rétrotraduite réduit la métaphore par le recours au terme propre et non marqué « couche » (on parle usuellement d’une « couche de neige »). Les rétrotraductions font apparaître, par leur divergence, le caractère déroutant, dans le texte de départ, de l’analogie paysage hivernal / table et elles en proposent indirectement une interprétation (fondée notamment sur une analogie de forme et de couleur, mais pas seulement : apparaît aussi une analogie entre le monde naturel et le monde humain, entre l’extérieur et l’intérieur de l’habitat, ainsi qu’une personnification de la nature).

  • 20 Même ce qui peut être considéré comme une « faute » de traduction (par exe...

25L’hypothèse sur laquelle nous nous appuierons est donc la suivante : les virtualités interprétatives réalisées dans les rétrotraductions sont en germe dans le texte de départ, la traduction est une forme d’interprétation. Comme toute forme d’interprétation, elle est par définition contestable, discutable, possiblement considérée comme fautive20 ; elle est constituée d’énoncés faisant consensus (notamment l’interprétation des séquences marquées par la convergence des rétrotraductions) ainsi que d’énoncés faisant, à l’inverse, dissensus (l’interprétation des séquences marquées par la divergence des rétrotraductions).

  • 21 On pense évidemment aux travaux d’A. Berman, par exemple dans La traductio...

  • 22 Lorsqu’on lit un roman traduit, par exemple, il arrive fréquemment que, da...

  • 23 Jean Ladmiral, Sourciers ou ciblistes : Les profondeurs de la traduction, ...

26Pour finir, une analyse stylistique de ce corpus, comme, plus largement, des textes traduits, ne peut faire l’économie de notions telles que celles d’étrangeté et de défamiliarisation, non pas seulement parce qu’elles sont très souvent convoquées dans les travaux de traductologie21, ou plus largement dans la réflexion sur la traduction, mais aussi parce qu’elles sont au centre du mode de lecture du texte traduit. En effet, le lecteur qui, dans la majorité des cas, n’a pas accès au texte en langue étrangère, a tendance à identifier, et peut-être même à rechercher, dans le texte traduit, des indices du passage d’une langue à l’autre – aussi longtemps, du moins, qu’il n’oublie pas qu’il s’agit d’une traduction22. La présence, sur la page de garde (ou ici en tête de chaque version rétrotraduite) de la mention « traduit de… » programme un mode de lecture spécifique et complexe, dont l’une des caractéristiques est une attention particulière à la langue traduisante, à sa correction et à sa conformité à une certaine norme perçue comme standard. Lorsqu’il remarque des séquences marquées par leur étrangeté, le lecteur, à tort ou à raison, a tendance à former l’hypothèse que cette étrangeté est due à la transformation traductive, soit en raison de choix risqués opérés par le traducteur, soit parce que la langue du texte original parasite la langue traduisante.. Les traducteurs prennent en compte ce mode de lecture de leur texte, lorsqu’ils opèrent une sélection parmi les possibles linguistiques, choisissant soit de défamiliariser au maximum la langue traduisante (assumant ainsi de s’écarter d’une certaine norme linguistique), soit au contraire de produire un texte le plus conforme possible à la langue standard ; ils peuvent aussi tenter d’établir un équilibre entre ces deux extrêmes. Ici, pour ce qui concerne le processus traductif, on retrouve l’opposition qui traverse l’histoire de la traduction, théorisée par J. Ladmiral, entre « sourciers » et « ciblistes23 ». Mais ce qui nous intéresse, ce n’est pas le processus de la traduction ou son intention, mais son résultat et, plus précisément, son effet : la manière dont le lecteur est susceptible d’interpréter certaines séquences marquées par leur étrangeté comme résultant, à tort ou à raison, d’une distorsion de la langue par la traduction.

  • 24 Il y a aussi sans doute ici un effet d’intertextualité traductive, si l’on...

27Les variantes proposées, dans le corpus, par les rétrotraductions, sur le plan de la langue et du style, constituent, pourrait-on dire, des variations à partir d’un même motif (le texte de départ) qui, comparées les unes aux autres et au texte de départ, peuvent faire l’objet d’analyses situées à des niveaux très variés (on peut travailler sur les réseaux lexicaux, l’ordre des mots, les figures, les niveaux de langue, les codes rhétoriques, etc.) et dans des objectifs divers. Nous organiserons pour notre part l’analyse autour de l’identification et la définition de l’« effet d’étrangeté » qu’est susceptible de produire, ponctuellement ou plus largement, le texte traduit. Par exemple, pour ce qui concerne la première phrase de la strophe citée, une version rétrotraduite de l’italien nous semble produire assez fortement cet effet d’étrangeté : « Tombe la neige, la nappe s’étend / sur les prés. » (it1R). La postposition du sujet alors que la zone gauche du verbe n’est pas occupée par un autre élément (par exemple un adverbe ou un groupe prépositionnel) est peu fréquente et stylistiquement très marquée24. Le phénomène est souligné par la juxtaposition d’une seconde proposition, courte elle aussi, où l’ordre des mots est, lui, conforme à l’usage courant, générant un effet de chiasme qui souligne l’étrangeté de l’ordre de la première proposition. Même si le lecteur est moins dérouté par cet écart ici, dans le cadre d’un poème, qu’il ne le serait dans d’autres types de textes, l’effet d’étrangeté reste marqué.

  • 25 Il sera intéressant, pour cette partie de l’étude, de se référer aux trava...

  • 26 Comme dans « Avec cette pluie, je vais être trempée. » ou « Avec ces bouch...

28Il est également intéressant d’identifier et de commenter le phénomène inverse : des séquences où la défamiliarisation de la langue standard est plus forte dans le texte de départ que dans certaines versions rétrotraduites, qui semblent ainsi, d’une certaine manière, plus idiomatiques que celui-ci25. C’est le cas par exemple d’une rétrotraduction du grec, « Une couverture de neige fraîche était étendue sur les prés. » (gr2R), bien plus conforme au lexique standard et à son usage que le poème de G. Macé (« Avec la neige, la nappe est mise / sur les prés. »). En effet, le terme « couverture », s’il peut être interprété comme reprenant le sème /tissu/ central dans la métaphore de départ, est aussi celui que l’on utilise en météorologie (où l’on parle de « couverture neigeuse » ou de « couverture de neige »). Par ailleurs, l’analogie est comprise dans le cadre syntaxique d’un complément de nom (N1 de N2), l’une des formes courantes de la métaphore (« le livre de la nature », « une chape de désespoir », etc.). G. Macé, lui, forme un groupe prépositionnel (« avec la neige ») dont le lien avec le second élément de l’analogie (« la nappe », en position sujet) n’est pas explicité, ne recourant pas à un cadre syntaxique habituel de la métaphore mais utilisant une tournure assez rare à l’écrit (un groupe prépositionnel régi par « avec », placé en tête de proposition, exprimant la cause bien plus que le moyen26). Ici, la rétrotraduction a considérablement diminué l’étrangeté, poétique, du texte de départ ; le choix du passage à une écriture en prose, dans cette version, va d’ailleurs dans le même sens.

29On pourra essayer de voir s’il existe une convergence de tels effets au niveau textuel, deux degrés extrêmes pouvant, en théorie, exister : le texte généralisant le recours à l’étrangeté linguistique et celui standardisant au maximum la langue ; entre ces deux extrêmes, on peut supposer l’existence de textes qui réalisent ou recherchent une forme d’équilibre (mais sur quel mode et comment ?).

30Nous appréhenderons donc les choix linguistiques et stylistiques opérés dans les textes traduits à travers leur relation à la langue standard – la distance créant un effet d’étrangeté linguistique, la proximité un effet de transparence de la langue traduisante. Ces choix linguistiques peuvent être analysés, au niveau de la séquence, par la comparaison des versions rétrotraduites entre elles, ainsi qu’avec les textes d’origine. Au niveau supérieur du texte, il faudra voir dans quelle mesure ces caractéristiques convergent et s’interroger sur le lien existant avec le genre ou type de texte (le poème rétrotraduit s’éloigne-t-il plus volontiers de la langue standard ?).

31L’examen des raisons pour lesquelles les hypothèses de travail initiales, qui reprenaient des énoncés stéréotypés sur le texte traduit, sont invalidées par le corpus produit nous conduit ainsi à formuler une série de nouvelles hypothèses de travail, dans le cadre d’analyse déterminé par le corpus, celui d’une étude stylistique pragmatique et procédant par comparaison des variantes linguistiques en diachronie. Ces nouvelles hypothèses sont au nombre de quatre :

  • 27 Pour les raisons exposées plus haut, liées au dédoublement traductif dont ...

321. La posture que le traducteur prend a une influence directe sur la distance entre les textes de départ et les rétrotraductions, bien plus forte que celle exercée par la distance entre le français et les différentes langues étrangères. Cette posture s’élabore en relation avec le genre ou le type des textes et dans le contexte de la plus ou moins grande proximité des langues (réelle ou imaginaire). Cette hypothèse ne pourra pas être mise à l’épreuve du corpus27, même s’il est possible que l’on soit obligé, à certains moments, de la prendre en compte et de l’interroger, notamment lorsqu’on évaluera la distance du texte traduit à la langue standard et l’effet d’étrangeté.

332. La transformation subie par le texte traduit n’est pas directement corrélée à son genre ou type dominant (poésie / essai en prose), mais on peut établir une typologie des séquences, à l’intérieur des textes, en fonction du critère de la distorsion ou de la stabilité traductive (c’est-à-dire de la convergence ou de la divergence des versions rétrotraduites par rapport au texte d’origine). On doit pouvoir identifier et décrire, dans le texte de départ, des caractéristiques linguistiques et stylistiques qui expliquent la plus ou moins grande distance des rétrotraductions.

343. Les virtualités interprétatives réalisées dans les rétrotraductions sont en germe dans le texte de départ, la traduction est une forme d’interprétation, par définition discutable mais pouvant être consensuelle (dans les cas de convergence des versions rétrotraduites) ou non (dans les cas de divergence). Le corpus sera ici abordé comme un catalogue de lectures et de réceptions des textes de départ.

354. Les choix linguistiques et stylistiques opérés dans les textes traduits peuvent être appréhendés à travers leur relation à la langue standard – la distance créant un effet d’étrangeté linguistique, la proximité un effet de transparence de la langue traduisante. On comparera entre elles et avec les textes d’origine certaines séquences ; on s’efforcera par ailleurs de caractériser chacune des versions rétrotraduites, dans leur ensemble, relativement à cette question de l’étrangeté et de la transparence linguistique.

Exemple (2e poème, 1e strophe)
Avec la neige, la nappe est mise
sur les prés. Le ciel tout entier
pourrait tenir dans une cuiller en argent,
le ciel et deux ou trois soleils
sur les quatre que comptaient les Aztèques.
(G. Mac
é)

RETROTRADUCTIONS :

all1R
Avec la neige, la nappe est étendue
Sur les prés. Le ciel entier
Tiendrait dans une cuillère d’argent,
Le ciel et deux ou trois
Des quatre soleils aztèques.

all2R
Avec la neige, le drap est posé
sur les prairies. Le ciel tout entier
tiendrait dans une cuiller d’argent,
le ciel et deux ou trois soleils
des quatre que comptaient les Aztèques.

ar1R
Avec la neige se posa la source sur les prés.
Le ciel entier peut se concentrer dans une cuillère en argent,
Le ciel ainsi que deux ou trois soleils
Parmi les quatre soleils chez le peuple aztèque

ar2R
Et avec la neige s’étend une couche sur l’herbe
Et le ciel tout entier est dans une cuillère d’argent à laquelle on fait porter
Le ciel et deux ou trois soleils
Parmi les quatre que comptaient les Aztèques.

cor1R
Sous la neige, les strates de lumière
Se répandent sur l’herbe,
Au creux d’une cuillère argentée
Se lovent le ciel entier et deux ou trois des quatre soleils
Que les Aztèques comptaient.

cor2R
La neige est tombée, et voilà la prairie
recouverte d’une nappe de table. Dans la cuiller en argent
peut rentrer le ciel tout entier.
Le ciel et deux ou trois des quatre soleils
que comptaient les Aztèques.

gr1R
Tulle de neige déployé
Sur les prés. Le ciel entier
Tiendrait dans une cuillère,
Le ciel et deux ou trois
des quatre soleils aztèques.

gr2R
Une couverture de neige fraîche était étendue sur les prés. Une seule cuillère en argent pourrait contenir non seulement le ciel tout entier mais deux ou trois des quatre soleils que connaissaient les Aztèques.

it1R
Tombe la neige, la nappe s’étend
sur les prés. Le ciel tout entier pourrait s’entretenir,
le ciel, et deux ou trois
des quatre soleils des Aztèques.

it2R
Avec la neige la nappe est étendue
sur les prés. Le ciel tout entier
pourrait tenir dans une cuillère d’argent,
le ciel et deux ou trois soleils
sur les quatre que comptaient les Aztèques.

jap1R
Il neige et une nappe
Recouvre toute la prairie
Le ciel pourrait tout entier tenir dans une cuiller d’argent
Le ciel et deux ou trois soleils
Parmi les quatre que comptait la civilisation aztèque

jap2R
La neige en tombant partout sur la plaine
met la nappe. Le ciel entier
tiendrait dans une cuillère en argent.
Le ciel et, diraient les Aztèques,
des quatre soleils au moins deux ou trois.

lat1R
La toile des neiges
sur les prés se meut
et soudain siègent,
entiers, les cieux
comme dans l’image
d’un cuiller d’argent ;
et des soleils, par trois ou deux,
au firmament, parmi les quatre
astres aztèques.

lat2R
Une nappe de neige dans les prés
s’étend. Le ciel immense
pourrait tenir dans une cuiller d’argent,
le ciel et deux ou trois soleils
parmi les quatre que comptent les Aztèques.

pers1R
La neige déploie une nappe sur les pelouses
Tout le ciel s’est contracté dans une cuillère d’argent
Le ciel et deux ou trois soleils
Parmi les quatre que comptaient les Aztèques

pers2R
la neige a recouvert d’une nappe les pâturages
le ciel entier tient dans une cuillère d’argent
le ciel ainsi que deux ou trois soleils
de ces quatre soleils auxquels croyaient les Aztèques

Notes

1 Il y a 16 versions rétrotraduites des poèmes et 16 de l’essai en prose (2 versions rétrotraduites des 8 langues en jeu dans l’expérimentation).

2 Lorsqu’un traducteur et un éditeur se rencontrent sur un projet de (re)traduction et le mettent en œuvre ; dans ce type de processus, que nous qualifions de « naturel », la rétrotraduction n’existe que très exceptionnellement, ainsi que la démultiplication, à un même moment et à un tel degré, des versions traduites d’un texte.

3 D’après les indications données par l’auteur.

4 « My argument is that translated works do correlate in at least two ways: (a) in the way their source texts are selected by the target literature, the principles of selection never being uncorrelatable with the home co-systems of the target literature […]; and (b) in the way they adopt specific norms, behaviors, and policies – in short, in their use of the literary repertoire – which results from their relations with the other homeco-systems. These are not confined to the linguistic level only, but are manifest on any selection level as well. », Itamar Even-Zohar, « Polysystem Studies », Poetics Today, 1990, p. 9 (article en ligne : http://isites.harvard.edu/fs/docs/icb.topic84298.files/Required_Readings/Even_Zohar.pdf)

5 Ce n’est que dans un second temps qu’il s’intéresse au texte source, afin de déterminer les problèmes de conflits avec les normes de la culture-cible que pose celui-ci. Cette seconde étape n’est pas de notre ressort, mais la première se prête particulièrement à une étude linguistique et stylistique.

6 Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 14.

7 Cette théorie se construit en particulier autour de la notion de « déverbalisation » : le traducteur doit passer, après la phase de compréhension du texte à traduire et avant celle de réexpression dans la langue traduisante par une phase de déverbalisation, décrite par M. Lederer comme un « affranchissement des signes linguistiques concomitant à la saisie d'un sens cognitif et affectif » (Marianne Lederer, La traduction aujourd’hui, Paris, Hachette, 1994, p. 213). C’est la déverbalisation qui permet à la créativité langagière du traducteur de se déployer. F. Israël le souligne : « la phase de "déverbalisation" mise en évidence par la théorie interprétative de la traduction ne consiste pas seulement à dégager le sens de la forme mais aussi à évaluer cette même forme afin de retrouver dans l'idiome d'arrivée des moyens nécessairement autres mais qui pourront véhiculer une charge sémantique analogue et produire le même effet. Ce qui implique non seulement un repérage des ressources adéquates mais aussi une créativité dans la mise en œuvre d'une nouvelle combinatoire. » (Fortunato Israël, Identité, altérité, équivalence ? La traduction comme relation, Caen, Minard, 2002, p. 89)

8 Pour le système de désignation des versions, voir à la fin de cette présentation.

9 L’une des traductions latines est écrite dans une version cicéronnienne du latin (lat2), l’autre dans une langue post-classique (lat1), mais c’est bien la même langue.

10 On entend « posture » au sens que J. Meizoz donne au mot dans Postures littéraires : mises en scène modernes de l’auteur (Genève : Slatkine Érudition, 2007) et dans La fabrique des singularités : postures littéraires II (Genève : Slatkine Érudition, 2011). On pense aussi à ce que Ruth Amossy désigne comme l’« image de soi » et l’« ethos », par exemple dans Images de soi dans le discours : la construction de l’ethos (Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999), dans « La double nature de l’image d’auteur » (Argumentation et analyse du discours [revue en ligne], n°3 (Éthos discursif et image d’auteur), octobre 2009, URL : http://aad.revues.org/index662.html) ou encore dans La présentation de soi : ethos et identité verbale (Paris, PUF, 2010). Pour plus de précisions sur ces notions et leur pertinence pour l’étude du texte littéraire traduit, on peut se reporter à l’appel à contributions du colloque « L’écrivain-traducteur : ethos et style d’un co-auteur » (Aline Marchand et Pascale Roux) [lien : http://litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/fr/agenda/toute-l-actualite/archives/appel-a-contributions-l-ecrivain-traducteur-i-ethos-i-et-style-d-un-co-auteur-105286.kjsp?RH=LITTEARTS].

11 L’éventuelle présence de deux traducteurs a également des incidences sur les postures de traduction, la co-traduction pouvant prendre des formes diverses et les rôles attribués à chacun pouvant varier. On peut mentionner comme exemple, dans le corpus, l’un des couples de traducteurs du coréen (Aline Marchand et Lee Tae-yeon), dans lequel une traductrice professionnelle coréenne, francophone, travaille avec une traductrice amatrice française ne parlant pas le coréen. Il va de soi que le dialogue qui se met en place dans ce type de binômes, fondé sur une répartition des rôles et des postures, a une influence directe sur l’écriture, qui résulte d’une collaboration et d’une négociation – les brouillons conservés le font clairement apparaître.

12 Une brève présentation de soi, destinée à accompagner la publication en ligne du corpus, a été demandée à chaque traducteur.

13 Le colloque « L’écrivain-traducteur : ethos et style d’un co-auteur » a placé ces questions au centre de la réflexion [lien : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/programmes/stylistique-du-texte-traduit]. Nous sommes par ailleurs en train de constituer des corpus pertinents pour l’étude de la relation entre posture de traduction et style.

14 Les outils et données produits par le traitement automatique des langues et l’alignement des versions permettront peut-être d’y remédier.

15 D’une certaine manière, l’approche est donc corpus driven.

16 Une seule exception : « cuillère » a disparu dans une version (it1R).

17 Plus ou moins longues, du mot à la phrase et peut-être à des unités supérieures.

18 TLFi, Centre national de ressources textuelles et lexicales : http://www.cnrtl.fr/definition/nappe.

19 Nous ne prenons pas en compte ici deux rétrotraductions, dans lesquelles le mot choisi permet moins d’interpréter la métaphore du texte de départ que de faire ressortir un phénomène de répétition lexicale d’un poème à l’autre (« strates de lumière », cor1R, « source », ar1R).

20 Même ce qui peut être considéré comme une « faute » de traduction (par exemple un faux sens ou un contresens) peut éclairer, sur le plan interprétatif, le texte de départ. Il y en a d’intéressants cas dans le corpus.

21 On pense évidemment aux travaux d’A. Berman, par exemple dans La traduction et la lettre ou L'auberge du lointain (Paris, Seuil, 1999) ou dans L’épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l'Allemagne romantique (Paris, Gallimard, 1984).

22 Lorsqu’on lit un roman traduit, par exemple, il arrive fréquemment que, dans les premières pages, on identifie des moments où la traduction se fait sentir alors que, par la suite, on fait abstraction de la matérialité linguistique pour se plonger dans l’intrigue, oubliant, momentanément au moins, le statut de texte traduit du livre que l’on tient entre les mains.

23 Jean Ladmiral, Sourciers ou ciblistes : Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

24 Il y a aussi sans doute ici un effet d’intertextualité traductive, si l’on peut dire, puisque « Tombe la neige » est le titre d’une chanson à succès, en français, de l’auteur-compositeur italo-belge Salvatore Adamo, qu’il a lui-même traduite en italien (« Cada la neve »).

25 Il sera intéressant, pour cette partie de l’étude, de se référer aux travaux de Mona Baker qui, travaillant à partir de corpus électroniques multilingues, fait ressortir l’existence de quatre universaux de la traduction, dont les deux derniers sont particulièrement liés à nos hypothèses : l’explicitation, la simplification, la normalisation et la convergence. Voir Mona Baker, « Corpora in Translation Studies : An Overview and Some Suggestions for Future Research », Target, 7(2), 1995, p. 223-243.

26 Comme dans « Avec cette pluie, je vais être trempée. » ou « Avec ces bouchons, je vais être en retard. »

27 Pour les raisons exposées plus haut, liées au dédoublement traductif dont les versions rétrotraduites résultent : il n’est pas possible d’établir un lien entre un phénomène linguistique ou stylistique et la posture d’un seul des deux traducteurs.

Annexes

    

Codes pour la désignation des versions et traducteurs
    

Langue

Traducteur(s)

Désignation

Rétrotraducteur(s)

Désignation

Allemand

Katja MEISTER

all1

Dominique DIAS

all1R

Myriam GEISER et Marc BÉGHIN

all2

Natacha RIMASSON et Ferdinand SCHLIE

all2R

Arabe

Sadok GASSOUMA

Ar1

Sana ABDI

Ar1R

Houssam JALAL

Ar2

Jalel EL GHARBI

Ar2R

Coréen

Lee So-yeong

Cor1

Lee Tae-yeon et Aline Marchand

Cor1R

Moon So-young

COR2

Cha Hyang-mi et Thierry Laplanche

COR2R

Grec ancien

Francesca Dell’Oro

GR1

Matteo Capponi

GR1R

Christophe Cusset

GR2

Antje Marianne Kolde

GR2R

Italien

Erika Padova

it1

Marie-Line Zucchiatti

it1R

Emanuela Nanni et Nicolò Cecchella

it2

Claire Pellissier

it2R

Japonais

Kohei Kuwada

JAP1

Jacques LÉVY

JAP1R

Midori Ogawa

JAP2

Thierry Maré

JAP2R

Latin

Olivier Thévenaz

LAT1

Pierre Siegenthaler

LAT1R

Charles Guittard

LAT2

Florian Barrière

LAT2R

Persan

Sara Abdollahzade

Pers1

Alireza GHAFOURI et Laetitia GONON

Pers1R

Hessam Noghrehchi

Pers2

Nina Soleymani MAJD

Pers2R

Pour citer ce document

Pascale Roux, «L’analyse stylistique du corpus en français: cadres de l’étude et hypothèses», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Épreuves de l'étranger, mis à jour le : 26/09/2018, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/actalittarts/420-l-analyse-stylistique-du-corpus-en-francais-cadres-de-l-etude-et-hypotheses.

Quelques mots à propos de :  Pascale  Roux

Université Grenoble Alpes – UMR Litt&Arts / ÉCRIRE

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