Dossier Acta Litt&Arts : Épreuves de l'étranger

Emanuela Nanni, Pascale Roux et Filippo Fonio

Le projet «Épreuves de l’étranger»

Texte intégral

1Le corpus ici rassemblé résulte d’un projet expérimental, répondant au désir de créer un dispositif permettant, pour reprendre un titre d’A. Berman, de mettre la langue littéraire à « l’épreuve de l’étranger », en la faisant voyager vers d’autres langues, plus ou moins distantes, et revenir, enrichie et habitée par une altérité. Nous postulons que, sur le plan esthétique, linguistique, stylistique et culturel, ce dépaysement représente un gain pour la langue littéraire : selon les mots de Bernard Simeone, « l’épreuve de l’étranger concerne en réalité la langue d’arrivée, sa tolérance à la distorsion, à l’extension, à l’effet d’étrangeté » (Écrire, traduire en métamorphose, Verdier, 2014, p. 12). Ce projet est co-porté par les laboratoires Litt&Arts (Pascale Roux), ILCEA4 (Emanuela Nanni) et LUHCIE (Filippo Fonio).

Les étapes de la création du corpus

  • 1 http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/paroles/g%C3%A9rard-mac%C3%...

2Gérard Macé, poète, essayiste, et lui-même traducteur1, qui s’intéresse tout particulièrement aux relations et rapports entre les langues, a communiqué à l’équipe deux inédits, une suite poétique et un court essai intitulé « Proche Afrique », afin qu’ils servent de point de départ à l’expérimentation.

3Ces textes ont chacun été traduits vers une série de langues, choisies pour l’hétérogénéité de leur rapport au français (proches et distantes, sur les plans linguistique, géographique, culturel et temporel). Pour chaque langue, nous avons sollicité deux traducteurs, afin de pouvoir faire apparaître les différences résultant de la créativité propre de chacun, à l’épreuve de la langue traduisante.

4Les langues-cultures choisies fonctionnent par paires : deux langues anciennes (le latin et le grec) ; deux langues orientales (l’arabe et le persan) ; deux langues extrême-orientales (le japonais et le coréen) ; deux langues européennes (l’allemand et l’italien). À l’issue de cette étape a ainsi été produit un corpus de 16 versions traduites de chacun des textes (8 langues, 2 versions de chaque texte).

5Les versions traduites ont été rétrotraduites par d’autres traducteurs depuis les langues étrangères vers le français ; ces traducteurs n’avaient évidemment pas connaissance du texte de départ (inédit et gardé secret dans cette phase). À l’issue de cette étape a donc été produit un second corpus de 16 versions rétrotraduites de chacun des textes.

6Pour ces deux étapes de traduction, les seules contraintes imposées aux traducteurs ont été de produire une traduction visant une autonomie et une valeur textuelle qui corresponde dans tous ses aspects à celle du texte de départ, en ne recourant à aucune note explicative.

Le dossier Acta Litt&Arts

7Le corpus est publié ici dans son intégralité. Nous avons fait le choix de le présenter sous deux formes complémentaires, qui correspondent à deux approches disciplinaires qui se complètent et dont l’articulation est à l’origine du projet.

8D’abord, sous le titre « Chenilles (& papillons) », variation à partir du titre donné par Gérard Macé au livre paru chez La Pionnière (cf. infra), on trouve, à la suite les unes des autres, la version de départ et l’ensemble des versions rétrotraduites, soit l’ensemble des 17 versions en français existantes de chaque texte (une version de départ et 16 versions rétrotraduites, issues des versions traduites en huit langues). L’un des objectifs du projet est en effet de nourrir l’étude littéraire et stylistique du texte traduit en français, abordant la question du style du traducteur, perçu non pas comme un relai entre l’auteur et le lecteur, mais comme un autre auteur, créateur à part entière, faisant œuvre dans le cadre de cette constante négociation entre les stylèmes de sa langue et les contraintes imposées par le texte préexistant. Le corpus en français ainsi réuni permet de faire apparaître la créativité à l’œuvre dans la traduction et la dimension co-auctoriale du texte traduit. Les rétrotraductions permettent, on le constate à la lecture, à la fois de mesurer l’impact du passage d’un texte par une langue étrangère, et de percevoir la résilience du texte et de la langue de départ : alors que certains passages sont très différents d’une version à l’autre, d’autres sont très proches voire identiques.

9Nous avons ensuite rassemblé, par langues, les différentes versions : les deux versions dans la langue étrangère, et les deux versions rétrotraduites qui en sont issues. L’ordre des langues choisi est déterminé par les couples de langue définis plus haut. Le projet comporte une dimension traductologique à laquelle cette organisation du corpus correspond : elle fait apparaître les étapes et les transformations opérées par la traduction et le lecteur pourra aisément analyser les modalités du passage d’une version à l’autre, pour peu qu’il soit locuteur de la langue concernée.

10Le corpus en français a fait l’objet d’une homogénéisation, pour ce qui concerne l’usage des majuscules, certains points d’orthographe, ainsi que la mise en page des textes (répartition des vers pour les poèmes, des paragraphes et des sauts de lignes pour la prose).

L’analyse du corpus

11L’un des résultats escomptés est l’élaboration d’une méthodologie interdisciplinaire de l’analyse du texte traduit, permettant d’articuler des approches stylistique, littéraire et traductologique, ainsi que celle propre aux humanités numériques.

12Outre l’analyse stylistique du corpus en français (textes de départ et versions rétrotraduites), dont les principaux axes et hypothèses sont présentées dans un document spécifique (« L’analyse stylistique du corpus en français : cadres de l’étude et hypothèses » [lien vers page]), les textes feront l’objet d’une analyse génétique, menée par des philologues et des traductologues, à partir du fonds d’archive de la genèse de la création par la traduction qui a été généré dans le cadre de l’expérimentation (les avant-textes des traducteurs ont été conservés). Ce fonds permettra en effet d’appréhender, de manière plus fine, les transformations à l’œuvre dans le geste traductif, notamment à travers une étude des gloses faites du texte de départ, des concrétions successives de la traduction en devenir, de la construction de la structure métrique et/ou rythmique, des choix synonymiques et de toute manifestation tangible de ce processus d’éloignement et de rapprochement du texte de départ en quoi consiste tout acte traductif.

13Le volet TAL (traitement automatique des langues) du projet, porté par Olivier Kraif et Thomas Lebarbé, vise à la mise en place d’une exploitation supplémentaire du corpus, permettant à la fois de créer un pont entre les différentes traductions et les rétrotraductions en français, et de fournir en même temps un précieux outil d’analyse et de formalisation des données, qui viendra compléter l’étude intuitive et empirique qui sera effectuée en parallèle. Le travail se développera donc dans deux directions : d’une part structurer l’ensemble du corpus de manière cohérente pour une exposition intelligente et stratégique des données ; d’autre part étudier les différentes pistes d’alignement multilingue et les potentiels des outils TAL pour l’exploration et l’étude du corpus. On utilisera notamment les métriques couramment employées en traduction automatique (BLEU, METEOR, WER) pour mesurer la distance entre une référence (le texte de départ) et ses différentes rétrotraductions. En outre, nous envisageons d’enrichir le corpus et l’étude d’une expérimentation à partir de logiciels de traduction automatique.

La valorisation de l’expérimentation

  • 2 http://www.lapionniere.com/boutique/auteurs/gerard-mace/chenilles-papillons...

14Un livre a été publié aux éditions La Pionnière, dirigées par Dominique Janvier, intitulé Chenilles et papillons2, en octobre 2017, rassemblant les poèmes ainsi que l’ensemble de leurs 16 versions traduites dans les huit langues. Il est précédé d’une préface de Gérard Macé et d’une présentation du projet. Il s’agit d’un livre au format allongé (13 x 27 cm), dans lequel une page, celle sur laquelle se trouvent les poèmes de départ, se déplie.

  • 3 https://www.franceculture.fr/emissions/poesie-et-ainsi-de-suite/poetiques-d...

15A l’occasion de la publication du livre, Gérard Macé a été invité sur France Culture (« Poésie et ainsi de suite », 22 décembre 20173.

16Une exposition a été montée (avec David Fraisse, graphiste, et Sorra, imprimeur) mettant en valeur un poème, le troisième de la série (« Avec la neige la nappe est mise… ») dans toutes ses versions traduites et rétrotraduites. Elle comporte en outre un panneau de présentation de l’expérimentation, la préface de Gérard Macé à Chenilles et papillons, les poèmes et l’essai de départ, ainsi qu’un panneau présentant des brouillons.

17Cette exposition a été hébergée par la Bibliothèque universitaire Droit-Lettres (Université Grenoble Alpes), du 26 octobre au 15 novembre 2017. Lors du vernissage, le 8 novembre, Gérard Macé s’est entretenu avec Laurent Demanze (ENS-Lyon Gerland), au sujet de la traduction et de son rapport aux langues. Les panneaux étaient complétés par une série de vitrines, dans lesquelles était présentée l’œuvre de G. Macé et mis en valeur son intérêt pour les langues. Une série de photographies de l’auteur illustrait également son lien avec l’écriture et les alphabets. On pouvait, sur un poste dédié, entendre les voix des traducteurs, à qui il avait été demandé de s’enregistrer lisant leurs textes.

18Elle a ensuite été hébergée par la Bibliothèque Sainte-Barbe (Université Paris 3 Sorbonne nouvelle), du 3 février au 24 mars 2018. Elle s’est enrichie, sous l’impulsion d’Aline Marchand (THALIM, Paris 3 – Sorbonne Nouvelle), d’une version transcrite en braille des poèmes, grâce à la collaboration du Service handicap de Paris 3, ainsi que d’une version traduite en Langue des signes française (LSF). Sous la coordination de Sophie Hirschi (École supérieure d’interprètes et de traducteurs, Paris 3), un groupe d’étudiants de Master 2 (Mathilde Roulland, Cécile Delaire, Tatiana Fièvre, Maria Giarratana, Aurélie Bourdeau, Ingrid Doury, Alexandre Labes et Florian Gautrin) a traduit le texte, ensuite signé par Sophie Hirschi (ce qui a donné lieu à un enregistrement vidéo). La version en LSF a ensuite été rétrotraduite en français écrit par Sophie Pointurier. Cette expérience ouvre la réflexion à une dimension sémiologique de l’acte traductif, dans la mesure où la langue ne se restreint pas au discours verbal. Le corpus pourrait être enrichi par des traductions et rétrotraductions au prisme d’autres langues des signes afin d’évaluer quels sont les paramètres déterminants dans les variations traductives : différences linguistiques, sémiotiques, culturelles, etc.

  • 4 https://fontegaia.hypotheses.org

19Cette exposition est appelée à avoir plusieurs prolongements. Elle est amenée à se déplacer dans d’autres lieux et à s’enrichir d’autres versions. Elle aboutira à une exposition virtuelle, courant 2018, préparée en collaboration avec l’équipe du projet Fonte Gaia4.

20Un montage sonore a été réalisé par Nicolas Thévenet, ingénieur du son (compagnie Haut et court et Théâtre nouvelle génération, Lyon), aidé de Kevin Woringer, étudiant de M1 à l’Université Grenoble Alpes (parcours Littérature, critique et création), au printemps 2018. Il permet de valoriser l’expérimentation sous une forme audio, qui sera diffusée à la radio et sur internet.

Table des traducteurs et remerciements

Langue

Traducteur(s)

Rétrotraducteur(s)

Allemand

Katja MEISTER

Dominique DIAS

Myriam GEISER et Marc BÉGHIN

Natacha RIMASSON
et Ferdinand SCHLIE

Italien

Erika Padova

Marie-Line Zucchiatti

Emanuela Nanni
et Nicolò Cecchella

Claire Pellissier

Arabe

Sadok GASSOUMA

Sana ABDI

Houssam JALAL

Jalel EL GHARBI

Persan

Sara Abdollahzade

Alireza GHAFOURI et Laetitia GONON

Hessam Noghrehchi

Nina Soleymani MAJD

Coréen

Lee So-yeong

Lee Tae-yeon et Aline Marchand

Moon So-young

Cha Hyang-mi et Thierry Laplanche

Japonais

Kohei Kuwada

Jacques LÉVY

Midori Ogawa

Thierry Maré

Grec ancien

Francesca Dell’Oro

Matteo Capponi

Christophe Cusset

Antje Marianne Kolde

Latin

Olivier Thévenaz

Pierre Siegenthaler

Charles Guittard

Florian Barrière

LSF

Sophie HIRSCHI (coord.)

Sophie POINTURIER

   

21Nous remercions les traducteurs coordinateurs des différentes langues : Sara Abdollahzade (pour le persan), Florian Barrière (pour le latin), Francesca Dell’Oro (pour le grec), Jalel El Gharbi (pour l’arabe), Myriam Geiser (pour l’allemand), Sophie Hirschi (pour la Langue des signes française), Lee Tae-yeon (pour le coréen), Midori Ogawa (pour le japonais).

22Nous remercions les relecteurs extérieurs au projet, qui nous ont permis d’établir la présente édition, ainsi que ceux qui nous ont aidés dans notre recherche de traducteurs : Ivan Botte (pour le braille et la Langue des signes française), Ridha Boulaâbi (pour l’arabe), Julien Bouvard (pour le japonais), Magdeleine Clo-Saunier (pour le grec ancien), François Genton (pour l’allemand), Florence Goyet (pour le persan et le japonais), Wael Hawarri (pour l’arabe), Kanako Imaseki (pour le japonais), Kim Jong-me (pour le coréen), Marina Lewkowicz (pour l’allemand), Ulker Ucqar (pour le persan).

Notes

1 http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/paroles/g%C3%A9rard-mac%C3%A9-%C3%A9crivain-traducteur-entretien

2 http://www.lapionniere.com/boutique/auteurs/gerard-mace/chenilles-papillons-de-gerard-mace

3 https://www.franceculture.fr/emissions/poesie-et-ainsi-de-suite/poetiques-du-monde-la-marche-et-le-globe

4 https://fontegaia.hypotheses.org

Pour citer ce document

Emanuela Nanni, Pascale Roux et Filippo Fonio , «Le projet «Épreuves de l’étranger»», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Épreuves de l'étranger, mis à jour le : 03/10/2018, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/actalittarts/418-le-projet-epreuves-de-l-etranger.

Quelques mots à propos de :  Emanuela  Nanni

Université Grenoble Alpes

Du même auteur

Quelques mots à propos de :  Pascale  Roux

Université Grenoble Alpes

Du même auteur

Quelques mots à propos de :  Filippo  Fonio

Université Grenoble Alpes