Dossier Acta Litt&Arts : Les conditions du théâtre : la théâtralisation
Un théâtralisable berliozien
Résumé
Si le théâtralisable concerne ce que, à une époque, on pense pouvoir représenter sur scène, il inclut aussi les limites mêmes de ce que peut être le théâtre : Hector Berlioz explore ces deux dimensions dans toute son œuvre. L’article cherche à montrer que le cœur de la dimension théâtrale chez Berlioz se trouve dans l’utilisation très originale qu’il fait de la mélodie : elle est à la fois et sans aucune différence un élément du monde objectif et un constituant du monde sonore autonome de la symphonie. La première œuvre où il la met en œuvre est la Symphonie fantastique, symphonie « à programme », c’est-à-dire cherchant explicitement à concurrencer la narration. Dans cette juxtaposition, qui est aussi une assimilation, entre ce qui est raconté et ce qui est réel, se trouverait le cœur de l’approche théâtrale berliozienne. Roméo et Juliette, « symphonie dramatique » qui amplifie les intuitions de la Symphonie fantastique, retrouve cette intuition sur la scène cette fois, par l’apparition très paradoxale des personnages éponymes que l’on ne voit jamais.
Abstract
If by « théâtralisable » we mean all the devices that, in a given period, men think possible to put on stage, this includes also the very limits of the theater. Hector Berlioz explores these two dimensions through all his works. In this paper, we defend the thesis that, by Berlioz, the heart of the theatrical dimension is to be found in his original use of the melody. Melody can be heard in the every day life ; but it is also part of the musical elaboration of a symphony. In the Symphonie fantastique, the « idée fixe » plays such a role. The Symphonie fantastique is also a « symphonie à programme », that means a symphony that pretends to be a sort of novel. The theatrical approach of Berlioz would then be rooted in the juxtaposition and assimilation between something narrated and something « real ». Romeo et Juliette, « dramatic symphony », makes this approach clearer : on stage, le heroes appear in this very paradoxical way ; they are « here » and unseen at the same time.
Texte intégral
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1 Sur le théâtre de Scribe, voir notamment Jean-Claude Yon, Eugène Scribe, la...
1Hector Berlioz est célèbre pour ses tentatives opératiques qui sont tellement différentes des attendus implicites qu’on ne les représente pas sur les théâtres officiels, ceux qui régissent les spectacles donnés dans les quatre salles de Paris : La Comédie française, l’Académie royale de musique où triomphe Meyerbeer, l’Opéra-comique et l’Odéon. Benvenuto Cellini, seule œuvre représentée à l’Académie rue Le Pelletier, échoue au bout de six représentations. Berlioz forme des projets avec Scribe, qui, lui, connaît tous ces attendus et constitue l’accès quasi incontournable à ces scènes1. Ils pensent à « La Nonne sanglante » ou à « Faust », mais ces projets n’aboutissent pas. Les œuvres scéniques de Berlioz, pour la plupart complètement écrites par lui, livret et musique, sont totalement atypiques. Lélio, « monodrame lyrique », est une œuvre théâtrale qui inclut une symphonie de trois quart d’heure en écoute acousmatique ; Roméo et Juliette, « symphonie dramatique », est reçue de manière ambiguë, dans la mesure où le public peine à reconnaître s’il s’agit de théâtre ou de symphonie ; on débat encore aujourd’hui pour savoir s’il faut donner une représentation scénique de La Damnation de Faust, « légende dramatique ». Chez Berlioz, chaque œuvre ou presque relève d’un genre nouveau qui n’existe qu’en un seul exemplaire. Le compositeur doit se démener pour les donner dans des salles moins évidentes comme la salle des concerts du Conservatoire où il crée la Symphonie fantastique et Roméo et Juliette. Et lorsqu’on donne ses œuvres dans des théâtres reconnus — c’est le cas des Troyens ou de Béatrice et Bénédict —, on doit faire tellement d’aménagements qu’elles en paraissent bien amputées : Berlioz n’a jamais vu Les Troyens dans la version intégrale qu’il avait imaginée, ni dans les décors prévus ; quant à Béatrice et Bénédict, une lettre désabusée au décorateur nous est parvenue, essayant de sauver quelque chose de ce qui avait été rêvé. Comment comprendre cette inadaptation apparente aux conditions implicites des scènes officielles de son époque, celles qui, par les moyens déployés, étaient susceptibles d’accueillir une représentation scénique ambitieuse par ses décors tout en déployant un orchestre symphonique ?
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2 Hector Berlioz, « Aperçu sur la musique classique et romantique », dans Le ...
2La réponse à cette question est simple. Il faut écouter avec attention la musique symphonique de Berlioz : là se trouve en fait une pensée radicale et riche du fait théâtral. En travaillant le son, Berlioz s’aperçoit en effet de sa puissance discursive, qui permet de faire exister un monde, voire un récit entier dans l’imaginaire de l’auditeur. Si l’on intègre sur la scène le genre de musique que Berlioz nommait « genre instrumental expressif2 », la question du théâtre devient alors : comment unir l’image intérieure et la réalité scénique ? Pour proposer une analogie un peu abrupte : comment unir la lecture silencieuse d’un roman et sa représentation sur la scène d’un théâtre ? Nous affirmerons que c’est la quête de toute sa vie. Ce faisant, Berlioz est amené à questionner le fait théâtral dans sa radicalité. Nous essaierons ici d’en cerner le germe, le point de départ, et nous le trouverons dans le statut imaginaire de la musique (qui inclut, pour Berlioz, tous les sons audibles, frôlant le bruit), et dans l’utilisation très spécifique de la mélodie. Celle-ci, jouant aussi bien sur la mémoire et l’image intérieure que sur sa capacité à rendre présent tout un monde, pourra nous faire sentir une réponse berliozienne à ce que serait le point de départ, ténu mais fondamental, du théâtre : un certain « théâtralisable »…
La « symphonie dramatique » Roméo et Juliette, un extrême du théâtre
3Roméo et Juliette, œuvre créée sur la scène du Conservatoire d’art dramatique en 1839, est une « symphonie dramatique ». Berlioz s’y donne pour mission d’y évoquer le récit shakespearien en mélangeant la symphonie et le théâtre. L’œuvre est en effet pensée comme une symphonie : quatre mouvements, un mouvement allegro (le bal), un mouvement lent (la scène d’amour), un scherzo (dit « de la reine Mab ») et un finale. Mais s’y ajoute une logique théâtrale, avec un « prologue » issu de Shakespeare, qui fait office de récitant, et quelques passages, comme « le convoi funèbre », destinés à déboucher sur un grand finale de facture opératique, c’est-à-dire théâtrale… Le style employé pour ce finale est un style d’opéra et le Père Laurence qui surgit pour expliquer ce qui s’est passé aux Capulets, aux Montaigus et aux Habitants de Vérone est une basse que l’on pourrait tout à fait costumer et faire se mouvoir.
4Pourtant, les personnages principaux, Roméo et Juliette, sont invisibles : Berlioz les a déclarés irreprésentables parce que trop « sublimes » pour pouvoir être confiés à des corps et des voix humaines, de quelque nature qu’elles soient. C’est donc la musique instrumentale qui aura la charge de les faire exister. On « voit » donc les deux amants, on les « entend » mais simplement en écoutant la symphonie. Le mouvement lent, en particulier, qui, pendant une vingtaine de minutes, évoque la scène du balcon, nous « montre » Roméo, seul, dans une nuit méditerranéenne aux odeurs prenantes, plein d’amour pour Juliette. Il escalade le balcon, s’adresse à elle et lui déclare son amour. Celle-ci répond, d’abord effrayée, et cherche à le faire partir. Le « dialogue » devient plus tendre, multipliant les questions, les évocations, et débouche sur l’aveu de Juliette, d’abord timide puis plus affirmé. Roméo l’écoute le cœur palpitant et, dans un grand tutti orchestral fortissimo, ils se déclarent alors l’un à l’autre leur flamme. Toute cela est rendu possible par la puissance de la musique symphonique berliozienne, et notamment par le fait que la phrase d’amour, colorée différemment selon la voix qui la dit, fait « parler » les deux « personnages » que nous ne verrons jamais.
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3 Pour un approfondissement, je me permets de renvoyer à « La vocalité chez B...
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4 Pour une réflexion sur la musique comme langue, je me permets de renvoyer à...
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5 Berlioz, Roméo et Juliette, éd. John N. Burk, Leipzig, Eulenburg n° 424, 19...
5En écoutant cette phrase instrumentale, nous imaginons celui ou celle qui la prononce, et donc nous forgeons des personnages dans notre imagination. Le discours symphonique les fait ensuite évoluer3. Cette « parole » ressemble fort à la première langue décrite par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. C’est une langue, au sens plein du terme ; toutefois, elle est ici uniquement instrumentale, c’est-à-dire sans articulations et sans pronoms personnels4. C’est ce que Berlioz appelle « la langue instrumentale, plus vague et incomparablement plus puissante en pareil cas5 ».
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6 Pour une étude approfondie, voir : « Roméo et Juliette de Berlioz, ou comme...
6Berlioz organise l’ensemble de sa symphonie dramatique avec un soin extrême de sorte à faire apparaître les corps des autres personnages de l’histoire avec beaucoup de souplesse : corps parlants qui ne sont pas des personnages (le Prologue), corps de personnages mais invisibles parce qu’ils sont hors-scène (les Capulets), corps de personnages processionnant dans le musique mais immobiles (Convoi funèbre, etc.)6.
7Le finale de l’œuvre constitue à cet égard un extrême théâtral. Sur le proscénium recouvert à cet effet, Capulet et Montaigu sont présents, non costumés mais placés en groupe, à gauche et à droite. Il n’y a pas encore eu de réplique. Le Père Laurence surgit et dans un grand geste désigne les corps morts des deux amants : « Voyez ces corps ? », dit-il — ce à quoi Capulet et Montaigu répondent : « le sang fume encore ». Or on ne voit rien : il n’y a rien à voir, pour la bonne raison que les deux héros n’ont jamais eu de corps, n’ont jamais pu être vus, de toute l’œuvre.
8Berlioz touche ici sans doute à l’extrême ou au fondement du théâtre : le fait de croire qu’il y a quelque chose, alors qu’il n’y a rien à voir. Le fait de croire à l’existence corporelle, le fait de sentir la présence de ces deux amants trop sublimes pour être confiés à des voix de chanteurs ou de comédiens, quels qu’ils soient. Certes, il faut ici, pour les faire exister, des personnages « en chair et en os » pour ainsi dire, à commencer par le Père Laurence. Il y a besoin de son geste désignant le vide : « Voyez ces corps », pour que Capulets et Montaigu, et spectateurs, « regardent » le bon endroit. Le décalage entre le corps réel, présent sur scène, du Père Laurence et ceux, imaginaires, des deux amants, est extrême. Plus que de la présence imaginaire des deux corps, c’est peut-être de la confrontation entre un corps réel et un corps imaginaire que naît, ici, le théâtre.
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7 Pour une analyse plus approfondie, je me permets de renvoyer à Berlioz et l...
9Mais il y a aussi besoin de la croyance du spectateur, qui accepte cette convention. C’est la musique instrumentale qui rend possible cette acceptation, en faisant exister de façon symphonique les deux amants, leur premier regard au bal, leur grand duo d’amour au balcon, et leur joie extatique débouchant sur la mort tragique dans le tombeau7. Berlioz est bien conscient que la participation affective du spectateur est absolument nécessaire. Il doit suivre, dans son propre imaginaire, ce que la musique instrumentale déploie. Il l’a d’ailleurs écrit clairement sur sa partition :
8 Berlioz, partition de Roméo et Juliette, « Invocation » au tombeau, op. cit...
Le public n’a point d’imagination ; les morceaux qui s’adressent seulement à l’imagination n’ont donc point de public. La scène instrumentale suivante est dans ce cas, et je pense qu’il faut la supprimer toutes les fois que cette symphonie ne sera pas exécutée devant un auditoire d’élite8.
10Le théâtre des Grecs était un lieu hautement musical. Lorsqu’après un long oubli, on retrouve des formes théâtrales vers le xe siècle, la parole des personnages est inséparable des mélismes grégoriens. L’opéra naît autour de 1600 par l’invention du personnage chantant. Les inflexions mélodiques prêtées à un personnage seront l’imitation, plus ou moins lointaine, des inflexions parlées : c’est le recitar cantando. Avec Berlioz naît le personnage en musique : il n’est plus nécessaire de le faire chanter ou parler pour le faire exister. Roméo et Juliette montre avec éclat qu’une mélodie instrumentale peut le faire exister, si cette mélodie est comprise comme de la « parole ». Mais comment celle-ci peut-elle ainsi émerger d’un tissu symphonique ? Ni Wagner, ni Verdi n’ont été jusque là : leurs personnages n’existent que parce qu’ils parlent en chantant, en chair et en os sur la scène, dans la grande tradition opératique. Cela n’est possible que parce que Berlioz accorde au son et au tissu symphonique un statut tout à fait original. Pour comprendre cet extrême du théâtre, il faut donc s’intéresser à la conception berliozienne de la musique.
Aller chercher le théâtre non pas dans les mots ni dans une intrigue, mais dans le son
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9 Pour davantage de précisions, voir : Le Sens de la musique ? Paris, Édition...
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10 La bibliographie sur tous ces points est extrêmement abondante. Pour aller...
11Berlioz est en effet, d’abord, un symphoniste. Confronté à son époque au déploiement de la musique instrumentale autonome, sans texte, il se pose sans doute de la façon la plus essentielle la question de savoir comment la musique signifie, dans la mesure où, de tous les compositeurs, c’est sans doute lui qui cherche à comprendre où passe la limite la plus ténue entre la spécificité du langage articulé par rapport à la musique9. La musique instrumentale ne suit évidemment pas le fonctionnement des mots et ne possède pas leur référentialité. Jean-Jacques Rousseau a initié une réponse à cette question de la signification, en cherchant dans l’émotion produite par la musique la preuve que, puisqu’il y a émotion, il y a sens. Il a ensuite théorisé le mode de signification de la langue à partir de cette constatation. Berlioz, fils de Louis Joseph Berlioz, médecin et introducteur de l’acupuncture en France, homme d’un temps friand de découvrir les propriétés de l’électricité, était très sensible à l’impact nerveux des flux vibratoires dont la musique est un cas particulier. L’impact immédiat du son, sa dimension affective parfois proche de celle d’un choc électrique, le préoccupe beaucoup. Cette démarche reçoit aussi une légitimité des réflexions de son maître, Anton Reicha, dont les idées développées dans La Musique comme art purement sentimental lui étaient certainement connues10. L’impact du fluide sonore, en tant que tel, est donc pour Berlioz une chose acquise. C’est son matériau.
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11 On ne le voit pas, il n’a pas de corps. Il n’apparaît sur scène en chair e...
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12 Voir notamment les travaux de Joseph-Marc Bailbé, Simona Carretta, Béatric...
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13 Cette citation et les suivantes sont tirées du programme accompagnant l’œu...
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14 Berlioz, Symphonie fantastique, Programme, première édition 1845, comme to...
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15 (Je souligne.) Il y a plusieurs versions du programme et toute une histoir...
12Pourtant, il ne se contente pas de chercher comment organiser le matériau sonore de sorte à lui donner l’impact affectif maximal. Avant de composer Roméo et Juliette, il a créé une symphonie, la Symphonie fantastique, dont l’originalité étonne encore aujourd’hui. Il s’y donne pour objectif de faire sentir, dans et par la musique, ce qu’est l’effet de la musique : le tissu symphonique a pour mission, non seulement de raconter une histoire, mais de faire sentir musicalement l’impact qu’a « la musique », et une mélodie en particulier, sur un individu appelé dans le programme accompagnateur Le Jeune Musicien11. La Symphonie fantastique peut être en effet comprise comme un roman de l’artiste, presque un roman autobiographique, dont le genre littéraire a été bien travaillé12 ; il est ici uniquement confié à la musique instrumentale, à la symphonie. Un « programme » vient, comme les mots chantés d’un opéra, compléter ce que dit et montre la musique : « Le compositeur a eu pour but de développer, dans ce qu’elles ont de musical, différentes situations de la vie d’un artiste13. » La Symphonie fantastique est ainsi l’histoire d’un musicien qui vit musicalement sa vie et notamment sa vie amoureuse. « Par une singulière bizarrerie, l’image chérie ne se présente jamais à l’esprit de l’artiste que liée à une pensée musicale ». Est-il hanté par une femme, par une mélodie, par l’amour, par tout cela à la fois ? De fait, il est impossible de décider de la nature de ces bribes mélodiques qui scandent les différents moments de l’œuvre : s’agit-il d’un discours musical ou d’une bribe mélodique ayant son existence autonome ? L’artiste, qui est compositeur, est aussi bien hanté par une musique que par la femme aimée, les deux étant indissociables. « La femme aimée elle-même est devenue pour lui une mélodie et comme une idée fixe qu’il retrouve et entend partout14. » L’œuvre raconte donc, en musique et par la force de ces fluides sonores, la manière dont la musique (c’est-à-dire la femme comme la mélodie, de façon indissociable) hante le musicien15.
13Ainsi Berlioz considère la musique symphonique non pas comme un tout autonome à la manière beethovenienne, mais comme un discours sonore susceptible d’intégrer dans son tissu les sons réels, les bruits du monde : les mélodies que nous chantons, les sons des cloches, les musiques de danse éparses relèvent tout autant, à ses yeux, de « la musique » et peuvent être intégrées dans la symphonie comme autant d’éléments autonomes. La musique symphonique est ainsi considérée comme une langue susceptible d’inclure en son sein des choses sonores.
14De fait, les organisations symphoniques peuvent représenter des choses dans l’imagination, notamment celles qui produisent du son : l’orchestre d’un bal, les cloches d’un dies irae, les roulements de tambour de la soldatesque au moment d’une exécution capitale… Tout cela existe de manière objective dans le monde. Introduire ces sons dans le tissu symphonique convoque immédiatement les objets qui les produisent : la salle de bal, l’église du cimetière, les soldats du peloton, etc. L’image intérieure de l’auditeur est tout à fait comparable à celle que les mots peuvent faire surgir chez le lecteur : évoquer le son des cloches, décrire un bal, ou les faire entendre, les montrer directement, n’est évidemment pas exactement la même chose, mais cela suscite une image de ce à quoi les mots ou ce que l’on entend renvoie. Au fond, c’est un peu comme si, dans un récit, au moment de parler d’un bal, celui-ci était montré, visuellement. L'analogie vaut ce qu'elle vaut, dans la mesure où de toute façon, parler d'un bal et le montrer sont des activités essentiellement différentes, mots dans un cas et vision dans l'autre. Berlioz, lui, tire profit du fait que le son du bal et le discours symphonique sur le bal ont un seul et même matériau, le son.
15Mais ces sons ont aussi et indissociablement une dimension affective, voire physiologique, ce vers quoi le docteur Louis-Joseph Berlioz avait ouvert la voie empruntée ensuite par son fils. Le tournoiement d’un bal peut être aussi bien réel, dansé, que psychologique et imaginé : la même musique renvoie au tournoiement des couples, de leurs corps, ou à la représentation de ces danseurs — et donc aussi et dans le même temps à l’expérience de perte de soi que peut faire, éventuellement, celui qui regarde les évolutions tourbillonnantes d’un bal. La même musique vaut pour tous ces éléments qui sont en réalité bien différents. L’organisation sonore permet de faire sentir très rapidement ce que seuls les grands poètes réussissent à faire en n’utilisant que les mots : l’union indissociable des choses et de l’affect.
L’idée fixe
16Tout cela est condensé dans une bribe mélodique de quelques notes, que Berlioz nomme « l’idée fixe ». Il s’agit de la représentation musicale de la femme aimée ou de l’idée musicale qu’elle suscite.
17L’ambiguïté est totale : la musique relève-t-elle d’une logique référentielle, racontant une histoire, ou est-elle le lieu de l’histoire ? Les deux lectures sont possibles. Ainsi, le quatrième mouvement, inspiré par Les Derniers jours d’un condamné de Victor Hugo, évoque la marche vers la guillotine d’un condamné. Ou plutôt : le cauchemar du héros, le Jeune Musicien, qui se rêve en train de marcher vers son supplice. On entend donc ensemble et de façon indissociable : les bruits ambiants (sonneries, roulements de tambour, etc.), sa marche, mais aussi ses palpitations, le fait que son cœur bat la chamade et que, du coup, son audition est altérée. Les bruits ambiants lui parviennent déformés, comme à travers du coton ou d’une audition flageolante. Et le tout possède à la fois une dimension réaliste — comme si la scène avait vraiment lieu sous nos yeux, une scène dont, comme le condamné, nous entendrions les bruitages — et une dimension onirique voire cauchemardesque, vue de l’intérieur, du point de vue de celui qui marche. Or survient, in extremis, juste avant que le couperet de la guillotine ne tombe, l’idée fixe. De quoi s’agit-il ? On peut comprendre que le condamné entrevoit la femme de ses rêves dans la foule, juste avant d’être exécuté ; on peut aussi interpréter cela comme le fait qu’il pense à elle, voire que l’idée fixe, c’est-à-dire la musique, se fait littéralement exécuter de même que le compositeur qui en est l’origine, puisque le son est interrompu. Ce sommet de l’ambiguïté est permis par le fait qu’il s’agit de musique instrumentale. Berlioz l’a théorisé : il appelait cela le « vague » de la musique, c’est-à-dire la grande latitude d’interprétation laissée à l’auditeur. Le mode d’être de ce qui est évoqué — idée, présence réelle, souvenir — reste totalement ouvert.
18L’idée fixe est par ailleurs de la musique, c’est-à-dire qu’elle a la valeur d’un objet, au même titre qu’une mélodie qui ferait partie du trésor commun : Au clair de la lune, le bruit du carrosse sur les pavés, etc. C’est une mélodie qui existe en tant que telle, en dehors du tissu symphonique qu’elle vient régulièrement interrompre. Elle n’est absolument pas un réservoir de matériau thématique, comme ce qu’affectionnent certains héritiers de Beethoven. Elle n’est pas davantage une manière de souligner dramatiquement un élément récurrent, comme ce que l’on peut apprécier dans les leitmotive wagnériens. Elle est parfaitement reconnaissable : elle existe en soi, et chaque changement, chaque présentation, de même que chaque interruption, en est hautement significatif et transforme le récit musical.
De cet infime décalage que naît la possibilité de faire du théâtre, c’est-à-dire la possibilité d’un plateau
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16 Pour plus de précisions, je me permets de renvoyer à Berlioz et la scène, ...
19Tout est donc sonore dans la symphonie. En revanche, il y a comme des poids différents : l’idée fixe est le lieu d’un infime décalage. Or c’est de l’idée fixe que naît l’envie de faire du théâtre. Ces bruits et sons du monde sont en effet totalement liés au monde, c’est-à-dire au plateau de théâtre. L’artiste hanté par des démons intérieurs qui est le héros de la Symphonie fantastique, Berlioz a envie de le porter sur la scène. Ce sera Lélio, « monodrame lyrique » montrant la suite de l’histoire de la Symphonie fantastique et le lent retour à la vie de celui qui, de désespoir, avait voulu se suicider. Berlioz ne cherche pas à montrer sur la scène le monde imaginaire évoqué par l’œuvre — mettre sur scène un bal pour le mouvement appelé « Un bal », une scène dans les champs, une marche à l’échafaud ou une nuit de sabbat pour les mouvements correspondants : Scène aux champs (le troisième), Marche au supplice (le quatrième, d’après Hugo) et Songe d’une nuit de sabbat (d’après Goethe, pour le dernier). Il veut rendre physiquement visible, scénique, la déchirure interne du personnage. Il ne veut pas raconter une histoire qu’il confierait par des paroles à différents personnages. Il cherche d’abord à montrer un état, celui de Lélio, et l’interstice qui existe entre la musique comme discours et la musique comme réalité du monde. Son rapport au théâtre, d’une manière générale, sera l’exploration de la subjectivation radicale de la scène : comment représenter de façon scénique, donc objective, touchable, un point de vue qui d’ordinaire est subjectif, celui du narrateur ? C’est ce qu’il explore avec La Damnation de Faust, Les Troyens, L’Enfance du Christ16. Cette recherche mène en fait au cinéma, mais nous ne sommes qu’en 1830.
La recherche berliozienne du théâtre : l’intérieur et l’extérieur, la parole articulée et son au-delà
20Berlioz cherche, toute sa vie, à porter sur la scène physique sa propre scène intérieure. Pour reformuler cela autrement, on pourrait dire : si Berlioz était romancier, il ne chercherait pas à porter à la scène ce que le roman évoque, mais le narrateur supposé du roman.
21Cette analogie est en fait très mauvaise : la Symphonie fantastique travaille en effet un aspect que le langage articulé est incapable de proposer : la confusion des pronoms personnels. L’œuvre est présentée comme un récit où
17 Première version éditée du programme, 1845.
[u]n jeune musicien, affecté de cette maladie morale qu’un écrivain célèbre appelle le vague des passions, voit pour la première fois une femme qui réunit tous les charmes de l’être idéal que rêvait son imagination, et en devient éperdument épris. Par une singulière bizarrerie, l’image chérie ne se présente jamais à l’esprit de l’artiste que liée à une pensée musicale17.
22Mais la musique nous fait partager ses impressions tout en nous le montrant de façon extérieure : il est donc impossible de déterminer à quel pronom personnel sont racontées les différentes scènes, « je » ou « il ». Là se trouve l’un des aspects du « vague » que Berlioz reconnaît à la « langue musicale », et l’un des aspects de sa puissance. La musique instrumentale permet de raconter une histoire de telle sorte que ce que les narratologues appellent le point de vue ne peut pas être identifié.
23Là se trouve aussi le point de naissance d’un imaginaire très précis de la parole articulée : au théâtre en effet, celui qui dit « je » est, ou prétend être, celui que l’on voit dire « je » : c’est ce qui fait le personnage de théâtre, et beaucoup d’œuvres jouent avec ce sentiment fragile d’identité. Nous n’accédons à son monde intérieur que par son attitude en scène, ses gestes, éventuellement, ses monologues, et tout ce qu’il est par les échanges qu’il a avec les autres personnages. Au théâtre, le point de vue est lié au corps de l’énonciateur. Poursuivons alors l’analogie entre la Symphonie fantastique et un roman : si on écarte l’idée qu’il s’agit d’une musique référentielle et donc qu’il faut montrer un bal là où elle nous évoque « Un bal », il faudrait que, à la fois, nous voyions sur scène l’artiste, le héros de l’histoire dire « je », et en même temps que nous vivions ce qu’il vit, que nous entrions dans sa conscience au moment où il parle. Le narrateur proustien, pour lequel un monde se déploie au moment où il mangue la madeleine, utilise la première personne, mais sans que ce dont il parle soit visible pour lui (ni pour le lecteur). Il serait impossible que le narrateur proustien existe en même temps que ce qu’il évoque au passé ou au présent. Berlioz, lui, va réussir cette jonction parce qu’il travaille l’audible et non le visible.
24En portant sa Symphonie fantastique à la scène, avec Lélio, Berlioz invente donc un nouveau dispositif scénique : le Jeune Musicien sera devant le rideau, dans sa chambre d’étudiant, et il parlera. Derrière le rideau, on entend la musique et ses rêves. : ainsi l’origine physique du son (l’orchestre) est invisible, comme si, au fond, il s’agissait d’un disque. Nous avons accès à toute la vie intérieure du personnage, ses souvenirs, ses aspirations, ses projections dans l’avenir. Et devant le rideau apparaît l’artiste qui fait tant de rêves et de cauchemars. Lélio, le jeune artiste parle, à la première personne, alors que ce qui est derrière le rideau est réservé au monde musical. La parole articulée et parlée est donc ce qui vient donner son épaisseur corporelle à l’individu qui est sur scène. Elle est montrée dans sa différence avec le monde intérieur du personnage, réservé à la musique et au chant. Celui-ci monologue, mais ses paroles ne suffisent pas à dire tout ce qu’il éprouve : c’est la musique qui en est chargée, dans la grande tradition du mélodrame inventé par Jean-Jacques Rousseau. La parole articulée est ce qui construit le personnage sur la scène, ce qui lui permet d’exister. Mais elle n’a d’importance que dans les limites qu’elle montre face à la musique. On peut faire comprendre ce qu’énoncent les personnages par un discours et pas seulement par des attitudes physiques ou des décors visibles : ce discours est le discours musical.
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18 Il s’agit très exactement d’un « épisode » de la vie d’un artiste, articul...
25Et la musique instrumentale elle-même se pose comme un équivalent du langage articulé. Dans sa Symphonie, Berlioz introduit en effet aussi dans le tissu musical ce que l’on pourrait appeler des « exclamations orchestrales » : jaillissements subits de tout l’orchestre, généralement les cordes, ils marquent musicalement les réactions du héros face au monde. C’est en fait l’équivalent sonore, et infiniment modulé, d’une phrase exclamative. Il montre les réactions de son personnage à ce qu’il voit ou entend. Il construit réellement un récit18, même si, d’une façon générale, tout peut être aussi bien compris comme un discours en « il » ou en « je » : la musique noie les pronoms personnels. Cela fait qu’une exclamation orchestrale n’est pas du tout l’équivalent de l’apparition du style direct dans une narration : on ne peut pas décider exactement qui s’exclame, si donc il s’agit d’une prise de parole allant vers le théâtre, ou d’une narration où le personnage est absent. Nous participons donc de l’intérieur à toutes les péripéties auxquelles le héros est confronté, tout en le voyant de l’extérieur : il ne s’agit pas de théâtre, puisque le théâtre ne nous permet d’entrer dans l’intimité du personnage que par ses mots ou sa pantomime.
Le fondement du théâtre
26C’est donc bien dans la musique qu’il faut chercher la réponse à notre question sur la source du théâtre chez Berlioz. Il nous faut revenir à cette « idée fixe » ou à la phrase d’amour prononcée par Roméo : par elles, Berlioz transforme la musique en un tissu narratif qui est susceptible de faire surgir la réalité du personnage qu’il évoque. Il y a une dissociation au sein de la musique elle-même, entre ce qui est mélodie, parole ou signe mémoratif, et ce qui est tissu symphonique, même si les deux éléments partagent une même nature : le son.
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19 Saint Gall 391, folios 35 et 37, autour du tournant entre le ixe et le xe ...
27C’est sur cette dissociation que nous devons revenir. Lorsque le théâtre naît — et nous en avons un exemple bien simple dans la liturgie des Matines de Pâques qui ont vu renaître le théâtre en Occident —, ce qui était narratif, donc confié à un seul lecteur, se voit dissocié, l’espace de deux mots, « quem queristi » — qui cherches-tu ? — qui sont confiés à un autre lecteur19. Le théâtre repose donc bien, d’emblée, sur une dissociation : du sein du récit évangélique évoquant les trois Marie face au tombeau vide naît l’idée de donner des corps différents pour dire les phrases présentes dans le récit. Le théâtralisable réside donc ici dans le style direct, c’est-à-dire dans la possibilité de faire exister le texte par un autre corps que celui du narrateur. Le ton de la lecture est continué par une autre voix pour dire les paroles quem queristi ? Une parole énoncée à un autre pronom personnel appelle un corps différent pour la dire.
28Le phénomène que Berlioz nous amène à comprendre est comparable, mais bien plus fin, dans la mesure où l’analogie avec le langage articulé a toutes les limites que nous venons d’évoquer. Berlioz fait du théâtre à partir de la musique et non pas à partir des mots. Le travail musical de Berlioz pose donc l’enjeu d’une manière beaucoup plus abstraite et générale : ce que l’irruption de cette phrase mélodique à l’intérieur du tissu symphonique provoque, c’est une impression de présence. Il ne s’agit plus de faire advenir un autre corps pour dire le texte, mais de faire sentir un jaillissement, de faire surgir un élément, différent tout en étant imaginaire, extérieur tout en étant de la même nature sonore que le reste de l’œuvre. Ainsi pour Berlioz, le théâtre naîtrait de la prise de conscience d’une différence de nature dans des éléments internes à un récit, certains éléments permettant, de façon au fond assez abstraite, de faire surgir une présence ici et maintenant. On définirait alors le théâtre comme ce qui fait qu’une présence surgit ici et maintenant, quelle que soit sa nature.
La madeleine de Proust en musique
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20 Bernard Romanens, Vevey, fête des vignerons, 1977, disponible en ligne, co...
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21 Rousseau, « Imitation », « Expression », « Musique », « Ranz des vaches »,...
29L’irruption de cette mélodie à l’intérieur du tissu musical est donc l’introduction d’un objet sonore préexistant à l’intérieur même du tissu symphonique. L’idée fixe est, sur le plan musical, l’équivalent des objets inanimés de Lamartine, qui ont « une âme » parce qu’ils sont attachés à la série de souvenirs qui leur donnent du sens. C’est un objet sonore qui porte un monde, à la manière de la mélodie très marquante du Ranz des vaches des gardes suisses. Rousseau rappelle dans son Dictionnaire de musique que l’on avait interdiction de jouer cet air devant les gardes suisses parce qu’elle leur rappelait leur enfance, qu’elle éveillait une nostalgie qui faisait immanquablement venir les larmes. C’est d’ailleurs vrai et certaines captations sur Youtube le montrent tout à fait20. Il s’agit donc d’une mélodie qui, lorsqu’elle est jouée, suggère immédiatement tout le contexte affectif dans lequel celui qui l’écoute l’a entendue pour la première fois. Rousseau en fait l’un des modes d’action de la musique, ce qu’il appelle un « signe mémoratif21 ». Elle est à la fois chose sonore (au même titre que la symphonie dans laquelle elle est insérée), signe (de ce moment mémoriel perdu) et chose signifiante (puisqu’elle est indissociablement liée à ce qu’elle fait ressurgir ici et maintenant). La mélodie est insignifiante en soi, mais elle est chargée de tous les affects qui l’accompagnaient au moment où elle a retenti pour la première fois.
30Insérée dans le tissu symphonique, elle produit au fond un effet assez semblable à celui que provoquerait À la recherche du temps perdu si, au moment où la madeleine est évoquée, surgissait des pages la vraie madeleine trempée de thé dont parle Proust dans son roman, prête à être mangée par le lecteur, en espérant qu’il partage, par son acte de manducation, les souvenirs du narrateur. En musique, madeleine et texte parlant de la madeleine ou rappelant ce qu’elle évoque constituent un seul et même matériau, le son. La continuité est donc totale entre l’objet, sa représentation musicale stylisée et le tissu orchestral permettant des effets propres à « la langue musicale » (ce qui n’est donc pas le cas entre la madeleine et les mots).
31L’écoute de l’idée fixe fait se rencontrer sans distinction possible le signe d’une chose et la chose elle-même, voire la mémoire de la chose (mémoire présente chez le compositeur comme chez le héros de l’histoire) une distinction que les mots ne peuvent pas porter, puisque les mots sont différents des choses dont ils sont le signe. De plus, tout le monde peut écouter la mélodie. Donc pour que l’analogie avec cette madeleine réelle jaillissant du livre soit complète, il faudrait que le goût de la madeleine soit partageable par tous les lecteurs. C’est ce qui arrive en concert lorsque tous les auditeurs écoutent l’idée fixe. Tout le monde l’entend réellement en écoutant la symphonie.
32Enfin, il manque à cette analogie un élément important. L’idée fixe, lorsqu’elle est entièrement déployée, comme la phrase d’amour de Roméo et Juliette, sont une « phrase » musicale, c’est-à-dire une conduite mélodique telle qu’on peut lui trouver des segments principaux et secondaires analogues au déploiement d’une phrase verbale. Mais elle est en même temps un geste. Dans « Un bal », par exemple, lorsqu’on entend l’idée fixe, on a autant l’impression que la jeune femme est en train de danser, d’une allure « noble et timide », mais aussi qu’elle est en train de parler. Elle est autant la musique sur laquelle danse la jeune femme que la jeune femme elle-même en train de danser. Pour être un équivalent exact de l’idée fixe, il faudrait donc que la madeleine de Proust, surgie des pages du roman, imbibée de thé et d’affects partageables par tous ceux qui la goûteraient, donne aussi l’impression d’une personne vivante et aimée. Les mots évoquent ce monde. La madeleine n’a qu’une existence verbale. L’idée fixe permet à tout cela d’exister réellement, ici et maintenant, au moment où elle retentit, insérée dans le récit sonore.
33On comprend alors l’importance fondatrice de cet infime décalage relevé dans la Symphonie fantastique. Ainsi la scène théâtrale serait-elle d’abord le lieu où l’on pointe vers le surgissement de la présence, une présence qui, dans sa dimension extrême, peut être totale, absolue, même de ce qui est absolument irreprésentable ?
La musique et le corps. L’inadaptation apparente aux décors est le revers d’une pensée radicale du fait théâtral.
34Il faut ajouter que, de toute façon, la mélodie de l’idée fixe ne sera jamais adéquate à une représentation, quelle qu’elle soit. Biographiquement, au moins trois femmes pourraient prétendre en être l’inspiratrice, Estelle Duboeuf, qui la première a fait battre le cœur de Berlioz adolescent et qu’il a continué d’aimer jusqu’à la fin de sa vie ; Harriet Smithson, l’actrice shakespearienne qui fut son épouse ; Camille Mocke, qui occupait ses esprits pendant la composition de la Symphonie fantastique. Aucune de ces femmes n’est évidemment « la » femme aimée, et Berlioz ne nous invite jamais à lire ses œuvres comme des symptômes directs de son aventure autobiographique.
35De la même façon, le personnage de théâtre, l’individu sur la scène qui joue un rôle, n’est jamais adéquat à ce rôle, c’est-à-dire à l’ensemble des mots qui le constituent. Dans Roméo et Juliette, Berlioz va au bout de cette vérité : l’ensemble des répliques qui constituent les rôles de Roméo et de Juliette ne seront jamais rendus adéquatement par un acteur, aussi excellent soit-il. Roméo et Juliette sont sublimes, par définition. On trouve là aussi le cœur de sa démarche artistique : son inadaptation apparente aux formes théâtrales de son époque est en fait le revers d’une inventivité théâtrale époustouflante.
36Ainsi, pour Berlioz, le théâtralisable compris comme l’ensemble des conditions de possibilité et d’intérêt du théâtre, aurait trait à la confrontation interne au discours strictement symphonique entre des éléments sonores ayant une existence extérieure à ce discours et des éléments sonores qui en sont totalement issus. La question du théâtre dépasserait ainsi largement celle du personnage pour n’être que sémiologique. Arriverait-on alors à l’un des cœurs du théâtre ? Non pas le personnage, non pas le texte, non pas la scène, non pas le geste ni même le corps, mais la croyance dans le surgissement de la présence, quelle qu’elle soit.
Notes
1 Sur le théâtre de Scribe, voir notamment Jean-Claude Yon, Eugène Scribe, la fortune et la liberté, Paris, Nizet, 2000, et, avec Olivier Bara (dir.), Eugène Scribe, Rennes, PUR, 2016. Je me permets aussi de renvoyer à mon propre travail sur Giacomo Meyerbeer, Paris, Bleu Nuit, 2017.
2 Hector Berlioz, « Aperçu sur la musique classique et romantique », dans Le Correspondant, Paris, 22 octobre 1832.
3 Pour un approfondissement, je me permets de renvoyer à « La vocalité chez Berlioz : le cas de Roméo et Juliette », dans Musurgia, vol. xi 1-2, Images of the Voice, 2004, p. 53-63., ainsi qu’à mon ouvrage Berlioz et la scène, penser le fait théâtral, Paris, Vrin, 2016. On pourra écouter l’œuvre sans difficulté.
4 Pour une réflexion sur la musique comme langue, je me permets de renvoyer à deux articles : « La voix dans le Dictionnaire de musique », dans Emmanuel Reibel (dir.), Regards sur le Dictionnaire de musique de J.-J. Rousseau, Paris, Vrin, 2016, p. 57-79, et « La musique est une langue à part entière : la réflexion inaugurale de M.P.G. de Chabanon », dans Musicorum, n° 17, Les Querelles musicales dans les débats esthétiques et littéraires après 1750, dir. Laurine Quetin et Suzel Esquier, 2016, p. 73-99.
5 Berlioz, Roméo et Juliette, éd. John N. Burk, Leipzig, Eulenburg n° 424, 1928, Préface, p. VII..
6 Pour une étude approfondie, voir : « Roméo et Juliette de Berlioz, ou comment représenter l’irreprésentable », dans Le Paon d’Héra, n° 3, Roméo et Juliette, dir. Laurence Le Diagon-Jacquin, 2007, p. 51-63 ; « Berlioz’s “Roméo au tombeau” », dans Hibberd Sarah (dir.), Melodramatic Voices: understanding music drama., London, Ashgate, 2011, p. 185-197 ; et mon ouvrage Berlioz et la scène, op.cit.
7 Pour une analyse plus approfondie, je me permets de renvoyer à Berlioz et la scène, op. cit.
8 Berlioz, partition de Roméo et Juliette, « Invocation » au tombeau, op. cit., p. 248.
9 Pour davantage de précisions, voir : Le Sens de la musique ? Paris, Éditions rue d’Ulm, 2016, vol. 1, et Sonate, que me veux-tu ?, Lyon, ENS, 2016.
10 La bibliographie sur tous ces points est extrêmement abondante. Pour aller aux textes sources, on peut se reporter au Dictionnaire de la musique de Jean-Jacques Rousseau (Paris, Veuve Duchesne, 1768) et aux textes d’Antonin Reicha (Écrits inédits et oubliés, éd. Alban Ramaut, Hervé Audéon et Herbert Schneider, Hildesheim, Olms, 2011).
11 On ne le voit pas, il n’a pas de corps. Il n’apparaît sur scène en chair et en os que dans l’œuvre suivante, Lélio.
12 Voir notamment les travaux de Joseph-Marc Bailbé, Simona Carretta, Béatrice Didier.
13 Cette citation et les suivantes sont tirées du programme accompagnant l’œuvre. On pourra en trouver les deux versions principales dans Berlioz et la scène, op. cit., p. 271. Pour une édition complète des variantes, voir Symphonie fantastique, New Edition of the Complete works, éd. Nicholas Temperley, seconde édition révisée, Kassel, Bärenreiter, 1972.
14 Berlioz, Symphonie fantastique, Programme, première édition 1845, comme toutes les citations précédentes. Le programme est long et a subi de nombreuses modifications. On en trouve facilement les deux versions principales sur le site HBerlioz.com. Il faut sinon se reporter à l’édition critique de la Symphonie fantastique, Hector Berlioz New edition of the Complete works, éd. Nicholas Temperley, Kassel-Basel-Tours-London, Bärenreiter, 1972.
15 (Je souligne.) Il y a plusieurs versions du programme et toute une histoire de sa rédaction dans laquelle nous n’entrerons pas ici. La première version, en 1829, dissociait la femme et la mélodie, comme si la mélodie « représentait » la femme aimée. Mais Berlioz s’est bien vite aperçu que, musicalement, cela revenait au même et qu’il n’était donc pas pertinent de distinguer ce que l’audition ne permettait pas de distinguer. La représentation musicale de la femme aimée est de la musique. Le sujet de la symphonie est donc aussi bien l’effet de la femme aimée que l’effet de la musique sur le musicien.
16 Pour plus de précisions, je me permets de renvoyer à Berlioz et la scène, op. cit.
17 Première version éditée du programme, 1845.
18 Il s’agit très exactement d’un « épisode » de la vie d’un artiste, articulé en « visions », selon les termes propres de Berlioz. Il y a des évènements, organisés selon une chaîne temporelle causale, etc.
19 Saint Gall 391, folios 35 et 37, autour du tournant entre le ixe et le xe siècle.
20 Bernard Romanens, Vevey, fête des vignerons, 1977, disponible en ligne, consulté le 20 octobre 2016. Voir notamment le vieux monsieur à 6’40 et la vielle dame à 8’05.
21 Rousseau, « Imitation », « Expression », « Musique », « Ranz des vaches », Dictionnaire de musique, op. cit.
Bibliographie
Anger Violaine, Berlioz et la scène, penser le fait théâtral, Paris, Vrin, 2016.
Bara Olivier et Yon Jean-Claude (dir.), Eugène Scribe. Un maître de la scène théâtrale et lyrique au xixe siècle, Rennes, PUR, 2016.
Berlioz Hector, Symphonie fantastique, « Programme » (1845). Voir : http://www.hberlioz.com/Scores/fantasf.htm et Symphonie fantastique, Hector Berlioz New edition of the Complete works, éd. Nicholas Temperley, Kassel-Basel-Tours-London, Bärenreiter, 1972.
—, Roméo et Juliette, édité par John N. Burk, Leipzig, Eulenburg n°424, 1928.
—, « Aperçu sur la musique classique et romantique », dans Le Correspondant, Paris, 22 octobre 1832.
Reicha Antonin, Écrits inédits et oubliés, éd. Alban Ramaut, Hervé Audéon et Herbert Schneider, Hildesheim, Olms, 2011.
Rousseau Jean-Jacques, « Imitation », « Expression », « Musique » et « Ranz des vaches », Dictionnaire de musique, Paris, Veuve Duchesne, 1768.
Yon J.-Cl., Eugène Scribe, la fortune et la liberté, Paris, Nizet, 2000.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Violaine Anger
CERCC Centre d’Études et de Recherches Comparées sur la Création / Université Évry – Val d’Essonne